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sogne de cinq cents fileuses ; bientôt la machine à coudre aura réduit des deux tiers le nombre des couseuses. Les femmes mariées, qui emploient utilement la meilleure partie de leur temps aux soins domestiques, qui d’ailleurs dans un ordre social bien organisé doivent vivre surtout du salaire de leurs maris, tirent encore quelque mince bénéfice d’un travail industriel exécuté à domicile : ce produit, quel qu’il soit, ajouté à la masse, accroît, dans une faible proportion, le bien-être commun ; mais une femme isolée ne gagne pas assez pour vivre, tout le monde en convient et tout le monde le déplore, depuis les chefs des plus grandes maisons de commerce jusqu’aux petites entrepreneuses qui travaillent elles-mêmes avec leurs ouvrières. Quand une femme n’a ni père, ni frère, ni mari pour la soutenir, à moins d’un talent exceptionnel et de circonstances bien rares, il faut qu’elle se résigne à entrer dans une manufacture. Si elle compte sur son aiguille, ou bien elle mourra de faim, ou bien elle descendra dans la rue, suivant une expression consacrée, et qui fait frémir. Ainsi la grande industrie donne de bons salaires aux femmes, mais les arrache à leur famille et à leurs devoirs ; la petite industrie, qui leur rend la liberté, ne leur assure pas de pain. Quelques données essentielles recueillies sur le travail des femmes à domicile vont nous en donner la preuve irréfragable. Comme nous avons montré que la famille ne saurait subsister sans la présence continuelle de la femme[1], nous allons montrer à présent que la femme ne saurait vivre en dehors de la famille. Nos études nous transporteront d’abord sur divers points de la France, et viendront ensuite se concentrer sur Paris, qui est le foyer principal du travail des femmes dans la petite industrie.

Il y a des métiers qu’on retrouve partout parce qu’ils sont partout d’une nécessité immédiate ; d’autres se sont transformés en industries locales sans qu’on puisse toujours en connaître la raison. Ainsi la dentelle se fait en Normandie et en Auvergne, les gants dans l’Isère, la broderie et les chapeaux de paille en Lorraine, la taille des pierres fines dans le Jura. Paris dirige de loin toute cette production, tandis qu’il fait exécuter directement les beaux travaux d’aiguille dans ses propres ateliers par plus de 100,000 ouvrières. Au milieu d’industries si diverses et si dispersées, il est nécessaire d’établir un certain ordre ; on peut les partager en deux catégories, suivant qu’elles ont ou qu’elles n’ont pas l’aiguille pour principal instrument. L’aiguille est jusqu’ici l’outil féminin par excellence ; plus de la moitié des femmes qui vivent de leur travail sont armées du dé et de l’aiguille, c’est donc là le gros bataillon. Nous le réser-

  1. Voyez la Revue du 1er août 1860.