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bien pu rester cinq ou six mois entre quatre murs, j’en serais sorti sans sou ni maille,… et Jacquot serait peut-être mort de faim.

Il enfonça la fourche dans le foin, et l’entassant sur la meule : — Depuis ce jour-là, reprit-il, il y a entre le garde-général et moi comme un pacte… Qui le touche m’égratigne.

En ce moment, le galop d’un cheval retentit sur la lisière de la forêt. — Eh ! bonjour ! cria à son tour la voix de M. de Savines.

Il aperçut tout à coup Marthe, assise le dos contre la meule, et la salua. Mlle de Neulise ne put s’empêcher de remarquer qu’il avait tout à fait bon air à cheval.


VI.

À quelque temps de là, un soir, tandis que la pluie battait à flots les fenêtres closes de la métairie, la porte de la petite pièce dans laquelle Marthe et Marie se tenaient au rez-de-chaussée s’ouvrit brusquement. Marie, qui regardait les gouttes d’eau tomber par rafales sur les arbres, sauta sur sa chaise. — Ah ! vous m’avez fait peur ! dit-elle à Francion, qui venait d’entrer.

Mais Francion n’était pas seul ; il traînait après lui un jeune homme qui faisait mine de rester à la porte. — Ah ! mademoiselle, dit le braconnier en s’adressant à Marthe, faites donc comprendre à M. de Savines qu’il ne vous dérangera pas en chauffant ses jambes à votre feu. Voilà plus d’une heure qu’il attend que la pluie cesse de tomber ; mais c’est à croire que tous les arrosoirs du ciel sont renversés… Il s’obstinait à ne pas quitter la cuisine, je me suis entêté à le conduire au salon, et nous voici.

Marthe poussa un fauteuil auprès de la cheminée et le présenta à M. de Savines, qui s’excusa en bons termes de l’embarras qu’il allait donner aux deux sœurs. — Il faut vous en prendre à Francion, dit-il ; il prétend que ma place n’est pas où il est. J’ai eu beau m’en défendre : si je n’avais pas cédé de bonne grâce, il m’aurait pris au collet.

M. de Savines chercha des yeux Francion ; le braconnier avait disparu. L’orage était dans toute sa force ; la pluie pétillait contre les vitres, le vent y mêlait de longs gémissemens. L’heure du dîner vint. La Javiole entra et annonça que ses maîtresses pouvaient passer dans la salle à manger. Il y avait trois couverts sur la table. M. de Savines s’assit entre les deux sœurs. Par hasard, M. Pêchereau n’était pas à La Grisolle. Le dîner se ressentit de son absence. La singularité de l’aventure qui réunissait les trois jeunes gens donnait une vivacité nouvelle à la conversation ; l’entretien s’anima et devint gai. Marie, par extraordinaire, fit trêve à sa timidité : elle avait comme le sang fouetté. Marthe resta ce que la nature l’avait faite,