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devait recevoir encore une douloureuse atteinte. L’Amérique elle-même devint l’occasion des amers soucis qui contribuèrent à empoisonner les dernières années de Jefferson, vieux, malade et ruiné. Tant qu’il avait été activement-mêlé aux affaires intérieures de l’Union, il avait travaillé et réussi à donner aux passions populaires d’autres mobiles, aux factions d’autres raisons d’être que ces rivalités d’états à états qui sont la pierre d’achoppement des républiques fédératives. Il n’avait assurément pas supprimé l’opposition de sentimens et d’intérêts entre le nord et le sud, il ne s’était même pas toujours interdit de l’exploiter au profit de ses vues ; mais, en prenant pour principal levier de sa politique des idées communes à toute une classe d’esprits répandue dans tous les états, il avait habitué les partis à se faire les représentans, non d’une région géographique, mais d’un principe ou d’un intérêt général, et à se combattre sans ébranler l’Union. Cela même avait été son œuvre vraiment originale. Il vit cette œuvre mise à néant par les débats célèbres sur l’esclavage auxquels donna lieu l’admission du Missouri dans l’Union, débats malheureux qui, en faisant des questions de prépondérance entre le nord et le sud la grande affaire et le vrai point de division des partis, ont replacé la confédération américaine dans la dangereuse ornière d’où elle n’est plus sortie. Le vieux patriote poussa un cri éloquent de colère et d’effroi.


« Je m’étais fait une loi, écrivait-il le 13 avril 1820 à M, Short, de ne plus écrire sur la politique, de n’en plus parler, de n’y plus penser, d’ignorer absolument les affaires publiques. J’avais en conséquence cessé de lire les journaux ; mais la question du Missouri est venue me réveiller et me remplir d’alarme. Les vieilles divisions entre fédéralistes et républicains n’avaient rien de menaçant, parce qu’elles existaient au sein de chaque état, parce qu’elles établissaient entre les diverses sections de l’Union des liens de fraternité et de parti ; mais la coïncidence d’une ligne de démarcation morale et politique avec une ligne géographique, c’est là une idée qui, une fois conçue, ne pourra plus, j’en ai bien peur, s’effacer jamais de l’esprit. On la verra reparaître à chaque occasion, renouveler l’irritation, allumer enfin des haines si mortelles que la séparation deviendra préférable à d’éternelles discordes. J’ai été de ceux qui ont eu la foi la plus ferme dans la longue durée de notre union ; je commence à en douter beaucoup… Ma seule consolation est de penser que je ne vivrai pas assez longtemps pour assister à ce spectacle. Je n’envie pas à la génération présente la gloire d’avoir jeté au vent le fruit des sacrifices faits par ses pères, ni celle d’avoir donné un résultat désespérant ? à l’expérience qui devait décider si l’homme est capable de se gouverner lui-même. Cette trahison envers les espérances de l’humanité signalera son temps à l’histoire comme le revers de la médaille de ses prédécesseurs. »