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et fatigué, comme il le disait lui-même, « de passer en un jour d’une main à l’autre comme une courtisane, » arrivait aux États-Unis, où Jefferson l’accueillait par ces affligeantes paroles : « Vous désespérez de votre pays, et moi j’en désespère comme vous ; le despotisme est maintenant fixé sur lui d’une façon permanente. » Tous ceux qui ont désespéré de la France ont toujours fini par avoir tort. Trente-deux ans de bon et libre gouvernement ont infirmé le triste arrêt prononcé sur elle par l’un de ses plus optimistes amis. Jefferson n’attendit pas d’ailleurs pour reprendre espoir que des jours heureux fussent revenus pour la France : il fut sévère pour elle au milieu des humiliantes épreuves que lui attira le gouvernement des cent-jours ; mais il comprit dès lors qu’elle se relèverait par la liberté. « Je souffre pour la France, écrivait-il à M. Gallatin le 16 octobre 1815, et pourtant on ne peut nier que, par les afflictions dont elle a si gratuitement et si méchamment accablé les autres peuples, elle n’ait mérité de dures représailles, car c’est une mauvaise excuse que de rejeter ces énormités sur l’homme qui l’y a poussée, et qui a été l’auteur de plus de malheurs et de souffrances dans le monde qu’aucune autre créature humaine avant lui. Après avoir détruit les libertés de son pays, il a épuisé toutes ses ressources physiques et morales pour satisfaire une folle ambition et un esprit dominateur et tyrannique. Ses souffrances ne peuvent être trop grandes ; mais je déplore celles des Français, … et je ne puis m’empêcher d’espérer qu’ils finiront par établir pour eux-mêmes un gouvernement de liberté sage et tempérée. Tant de science ne peut être perdue, tant de lumières répandues sur eux ne peuvent manquer de produire enfin quelque bien. » Et comme John Adams trouvait dans nos malheurs la confirmation des sombres pronostics qu’il avait autrefois signalés à Richard Price sur l’issue de la révolution française, Jefferson lui écrivait : « Vos prophéties se sont trouvées plus vraies que les miennes ; mais bien qu’elles se soient réalisées jusqu’ici, je ne crois pas que cela exclue la possibilité d’un meilleur résultat final. L’idée du gouvernement représentatif a pris racine en Europe. Ses maîtres le sentent et cherchent à se sauver en offrant à leurs peuples des institutions représentatives, institutions illusoires au début, mais qui deviendront avec le temps réelles et puissantes. La France elle-même atteindra malgré tout le gouvernement représentatif. Vous remarquez qu’il est en germe dans toutes les constitutions qui ont été demandées ou offertes, — dans celle qui a été demandée par le sénat, dans celle qui a été offerte par Bonaparte, dans celle qui a été octroyée par Louis XVIII. L’idée a donc pris racine, et elle s’établira quand même des rivières de sang devraient encore couler entre les Français et leur but. »

Cette courageuse confiance dans le succès des institutions libres