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déroule ici dans la partie inférieure du tableau Je me trompe, ce n’est point un tableau, c’est un ensemble de peintures combinées et unies entre elles, mais de deux ordres différens, et divisées en deux étages. La partie supérieure est la plus grande ; c’est la région du ciel. Là point de mouvement, point d’action dramatique ; une éternelle placidité. Au lieu de ces centaines de petits personnages qui sur terre vont adorant l’Agneau, il n’y a dans ce ciel que de grandes figures, assises, isolées, se détachant non plus sur un vert paysage, mais sur un fond tout idéal, sur un fond d’or. Au centre est Dieu le père, magnifiquement vêtu de pourpre, coiffé de la mitre papale, ruisselant d’or et de pierreries. Ce n’est pas ce vieillard paterne, ce Jupiter grisonnant auquel depuis le XVIe siècle tous les peintres nous ont accoutumés : c’est un majestueux monarque dans la force. de l’âge, prince et pontife à la fois, d’une beauté un peu efféminée, une sorte d’empereur d’Orient. Le type byzantin de la toute-puissance survivait donc encore il y a quatre cents ans sur les bords de l’Escaut. À la droite de Dieu le père est la vierge Marie, à sa gauche saint Jean-Baptiste. Tous deux prient avec ferveur, saint Jean drapé modestement, la sainte Vierge splendidement parée. Elle lit ses heures avec l’humilité de la plus pauvre jeune fille, bien que son front porte le diadème et son épaule le somptueux manteau de l’impératrice du ciel. Astitit Regina à dextris, in vestitu deaurato.

S’il faut en croire la tradition, ces trois grandes figures sont l’œuvre d’Hubert van Eyck, et Jean, son jeune frère et son élève, n’a fait que les achever. Il a seul au contraire, sinon conçu, du moins exécuté la scène principale, l’adoration de l’Agneau. Tout semble confirmer cette anecdote séculaire : le système de peinture, le procédé technique est bien à peu près le même dans les deux parties de l’œuvre, mais le style est si différent qu’on est comme forcé de faire à chaque frère sa part distincte, et séparée. Hubert est mort à Gand en 1426, pendant qu’il travaillait à ces peintures, voilà qui est certain ; il est mort près de vingt ans avant son frère, et son frère était né vingt-quatre ans après lui. Ils appartiennent donc, malgré leur communauté de nom, de gloire et d’atelier, à deux générations j’ose même dire à deux écoles différentes. Hubert procède de l’école colonaise, Jean est le fondateur de l’art flamand. Tous deux, ils étaient nés dans le duché de Gueldre, près du Limbourg, en Hollande par conséquent, ou pour mieux dire en Allemagne, et lorsqu’ils vinrent en Flandre et s’établirent à Bruges, Jean n’était qu’un enfant comme sa sœur Margaretha, Hubert était un homme, et déjà peintre en renom. C’est donc aux bords du Rhin et sans doute à Cologne qu’il avait acquis son talent et reçu ces impressions premières qui chez l’artiste ne s’effacent jamais. Cologne était alors comme une autre Venise ; elle menait de front le commerce et les