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On a vu que le même système militaire avait prévalu presque en même temps en France et dans la Grande-Bretagne. Les deux peuples accueillirent toutefois d’une manière bien différente une nouveauté qui changeait, surtout en temps de paix, le caractère de la force armée. En France, sous le règne absolu de Louis XIV, il ne semble point que l’établissement des armées permanentes ait rencontré l’ombre d’une opposition. Il n’en fut point de même dans la libre Angleterre ; si l’on en juge par le nombre et l’âpreté toute britannique des pamphlets que suscita cette mesure, il faut croire que les craintes et les défiances de l’opinion publique furent poussées à l’extrême. On invoqua contre une telle institution les plus mauvais souvenirs de l’histoire, Richard II terrassant, à la tête de quatre mille archers, la liberté de son parlement, Cromwell saisissant la dictature à travers le mépris des lois et foulant la dignité d’un autre parlement sous le talon de ses soldats. À en croire un de ces pamphlets (et ce n’est point le plus violent), une armée permanente implique l’idée « d’esclavage, de papisme, de mahométanisme, de paganisme, d’athéisme et de tout ce qu’il y a de mal sur la terre[1]. » Les Anglais ont beaucoup ri dans ces derniers temps aux dépens de certains journaux étrangers leur apprenant que chez eux la liberté de la presse et de la parole était une conquête récente, et j’avoue qu’à la lecture de ces écrits politiques de l’Angleterre du XVIIe siècle, où l’audace du langage dépasse toutes les bornes, j’ai de la peine à ne point partager leur hilarité. Ces agitations ombrageuses se prolongèrent jusqu’au règne de Guillaume III. Nul, il est vrai, ne songeait sérieusement à revenir sur une mesure dont le temps avait démontré la nécessité. Il était désormais évident pour tous qu’en face des forces de l’Europe, la Grande-Bretagne avait besoin d’une armée permanente pour défendre son territoire et pour soutenir son prestige dans le monde ; mais l’esprit public, toujours inquiet, était résolu à ne se donner aucun repos qu’il n’eût limité sur ce point délicat les prérogatives de la couronne. Le parlement réussit enfin à s’assurer un contrôle sur l’armée, et il formula dans un ensemble de lois connu sous le nom de Mutiny Act les restrictions qui, tout en respectant les droits du souverain, devaient sauvegarder les libertés nationales. Telle qu’elle est aujourd’hui constituée, l’armée anglaise ne peut devenir dans aucun cas un instrument d’anarchie ni de despotisme.

Cette revue des faits, si rapide qu’elle soit, nous introduit naturellement sur le terrain des institutions militaires qui existent à présent dans la Grande-Bretagne. Pour continuer notre étude sur

  1. Voyez dans la collection de brochures intitulée State’s Tracts une curieuse lettre à un membre du parlement publiée sous ce titre : « Courte histoire des armées permanentes en Angleterre, A short History of standing armies in England. »