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des termes et de l’enchaînement naturel des idées. Il se disait tour à tour épicurien et chrétien, matérialiste et partisan de l’immortalité de l’âme. Au fond, et à vrai dire, c’était un libre penseur, sans méthode et sans doctrine, qui n’attachait philosophiquement d’importance qu’à deux résultats : la destruction du respect pour l’ordre surnaturel et le maintien de la loi morale. Son prétendu christianisme n’allait pas au-delà d’une adhésion impertinente à quelques-uns des préceptes moraux du Christ.

Pendant sa présidence, en 1803, entre la lecture d’une dépêche et celle d’un journal, il avait consacré quelques heures à découper dans les Évangiles et à coller dans un petit volume les passages qui lui paraissaient « porter vraiment l’empreinte de l’éloquence et de la belle imagination de Jésus, » rejetant comme indignes du maître une foule de « propos entachés d’ignorance, d’absurdité, de mensonge, de charlatanisme et d’imposture, qui lui avaient été prêtés par ses biographes. » Ce travail fait, Jefferson en avait tiré un sommaire à sa façon des doctrines du Christ, sommaire qu’il communiqua solennellement à sa fille, Mme Martha Jefferson Randolph, comme contenant l’expression de sa propre foi, et comme faisant justice des pieux libelles publiés contre lui, mais qu’il donna plus tard à M. Short pour la simple analyse d’un système autrefois professé par un homme de bien fort peu lettré, et tant soit peu visionnaire, dont il ne partageait pas toutes les vues, et qu’il croyait seulement devoir défendre contre l’accusation d’imposture à laquelle l’avaient exposé les récits fabuleux et les élucubrations théologiques de certains faux disciples, stupides ou fourbes, ignorans ou platoniciens. « Saint Paul, voilà, s’écriait-il, le grand coryphée de cette bande de dupes et de coquins, voilà le premier corrupteur du christianisme ! » Platon, Calvin et Montesquieu partageaient avec saint Paul le privilège d’encourir la réprobation de Jefferson. Si cet esprit si profondément démocrate n’était pas arrivé à trouver la formule précise de ses instincts philosophiques, il avait du moins su discerner avec un sens très juste quels étaient, en métaphysique, en religion et en histoire, ses vrais ennemis et ses vrais amis. Il admirait l’idéologie matérialiste et la politique républicaine de M. de Tracy de toute la haine qu’il portait aux grands représentans du spiritualisme, du protestantisme dogmatique et de la monarchie tempérée. Non-seulement il avait fait traduire en anglais l'Essai sur le génie et les ouvrages de Montesquieu comme le meilleur livre qui eût été écrit sur la science du gouvernement, mais il avait revu lui-même la traduction et exprimé ouvertement le désir de la voir dans les mains de toute la jeunesse américaine. Malgré l’excessif enthousiasme qu’il professait pour les ouvrages de M. de Tracy, il ne pouvait