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respectueuses sur les bienfaits du christianisme, insérées dans ses messages et ses adresses au congrès, telles étaient les seules professions de foi qu’il eût livrées à la méticuleuse analyse des théologiens. Né d’ailleurs au sein de l’église épiscopale, il suivait assidûment les exercices du culte anglican, il contribuait régulièrement au soutien du pasteur de sa paroisse, il souscrivait généreusement en faveur de l’érection et de l’entretien des temples dans son comté ; mais cette participation extérieure aux devoirs religieux ne trompait personne. On ne pouvait oublier les rapports intimes qu’il avait eus en France avec la coterie philosophique, la bienveillance excessive qu’au grand déplaisir de ses filles elles-mêmes il avait témoignée, pendant son administration, à Thomas Paine, l’amitié qu’il avait professée pour Priestley, l’obstination avec laquelle il s’était refusé à décréter, comme président, des jeûnes et des prières publiques, enfin l’acharnement qu’il avait mis à opérer en Virginie la séparation absolue de l’église et de l’état. Jefferson passait donc pour un « infidèle, » et, comme tel, il était souvent exposé à être outragé dans la chaire chrétienne ou à être poursuivi jusque dans sa retraite par la sainte bienveillance d’obstinés convertisseurs. L’air impassible, il paraissait n’opposer aux insultes qu’une dédaigneuse indifférence, aux indiscrétions du zèle qu’une courtoise réserve ; mais, pour être contenue, sa colère intérieure contre le clergé n’en était pas moins forte : elle allait parfois jusqu’à la rage. Tout le vieux vocabulaire d’injures amassé par les libertins de tous les temps était secrètement à son usage, et il se consolait « de laisser à des esprits plus enthousiastes l’honneur d’exercer leur don-quichottisme contre la folie religieuse de leurs semblables, » en appelant tout bas « nécromanciens, saltimbanques, charlatans et pharisiens » ceux qui le qualifiaient « d’athée, de déiste et de diable. » M. Short, son ancien secrétaire de légation à Paris, et John Adams, son rival de 1801, redevenu son ami, avaient surtout le privilège de lire ses imprécations confidentielles contre les églises et les sociétés chrétiennes de toute sorte, catholiques ou presbytériennes, calvinistes ou arminiennes, quakers ou jésuites. Pas de clergé, pas de missions évangéliques auprès des peuples païens, pas de sectes, pas de dogmes, c’était le refrain que ramenait sans cesse sous sa plume une sorte de monomanie sénile. Les unitaires de l’école de Channing avaient seuls trouvé grâce devant lui, et encore leur reprochait-il d’avoir une foi trop ardente, un système trop complet et des idées trop arrêtées. Le mépris de Jefferson pour la métaphysique égalait presque sa haine pour la théologie. Il n’avait sur les questions philosophiques et religieuses que des instincts vagues, souvent contradictoires, qu’il exprimait sans le moindre souci de la propriété