Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Son erreur ne me fait aucun tort. Et qu’ai-je à faire de me transformer en don Quichotte voulant contraindre par la force d’un argument tous les hommes à n’avoir qu’une même pensée ? Mon interlocuteur rapporte-t-il inexactement un fait, je suppose qu’il trouve du plaisir à croire son récit vrai, et je n’ai pas le droit de lui enlever cette satisfaction. S’il sent le besoin de s’instruire, il me le dira, et alors je le renseignerai en termes mesurés ; mais s’il veut encore croire sa propre histoire, et s’il se montre disposé à disputer du fait avec moi, je l’écoute sans mot dire. C’est son affaire, et non la mienne, s’il préfère l’erreur. » C’était à un enfant de quinze ans que Jefferson prêchait cette mondaine indifférence pour les erreurs d’autrui. Subordonnait-il l’amour de la vertu, comme celui de la vérité, à l’agrément de la vie ? On serait assez tenté de le croire, d’après les réflexions morales qu’il écrivait au sujet de l’éducation du même enfant. « Sans être doué de cette brillante imagination qui captive, écrivait-il au docteur Rush, mon petit-fils a, je crois, un jugement sain, beaucoup d’esprit d’observation, et, ce que je place au-dessus de tout, de la bonne humeur, car c’est dans cet ordre que je classe les qualités morales : 1° la bonne humeur, 2° l’intégrité, 3° l’industrie, 4° la science. On peut chicaner sur la préférence que j’accorde à la première de ces qualités morales sur la seconde, et pourtant il n’est pas douteux que nous aimerions tous beaucoup mieux vivre avec un homme aimable et de mœurs faciles qu’avec un rigoriste chagrin : » façon un peu égoïste d’apprécier les caractères, mais qui prouve au moins l’importance que Jefferson attachait à la douceur des relations dans la vie privée. Les plaisirs de la lutte et du succès dans la vie publique ne lui avaient jamais suffi. Même aux époques les plus brillantes de sa carrière, il avait été pris de dégoût passager pour la politique, d’aspiration insatiable vers le repos domestique. « Quand je pense aux joies ineffables de mon foyer, écrivait-il de Philadelphie le 8 juin 1797 à sa fille aînée, Martha Jefferson Randolph, je suis de plus en plus harassé des jalousies, de la haine, des passions malignes, des rancunes de cette scène, et je regrette de m’être jamais laissé entraîner à me replacer sous le regard du public. La tranquillité, tel sera désormais mon but. J’ai assez éprouvé les honneurs publics pour savoir que ce ne sont que de splendides tourmens. Quelque disposé qu’un homme puisse être à rendre des services auxquels un certain nombre de ses concitoyens attachent du prix, il peut bien, lorsqu’il voit tant d’autres hommes les regarder comme une calamité publique, concevoir des doutes sur leur importance, et ne pas trouver l’aiguillon du devoir bien puissant. » Et un peu plus tard, en 1798 : « Me trouvant ici sans un seul objet qui ne me soit étranger, et sevré de toutes délices, écrivait-il à sa fille cadette Maria