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belles natures seraient-elles justement les plus religieuses ? Disons donc hardiment que la religion est un produit de l’homme normal, que l’homme est le plus dans le vrai quand il est le plus religieux et le plus assuré d’une destinée infinie ; mais écartons toute confiance absolue dans les images qui servent à exprimer cette destinée, et croyons seulement que la réalité doit être fort supérieure à tout ce qu’il est permis au sentiment de désirer et à la fantaisie d’imaginer.

Peut-être quelque chose d’analogue à ce qui s’est passé dans les sciences physiques se passera-t-il ici. Au premier moment, on put croire que les sciences modernes, en détruisant le système primitif où les phénomènes de la nature étaient l’œuvre d’agens libres, allaient détruire la beauté de l’univers et tout réduire à un plat réalisme sans mystère. Bien des âmes tendres pleurèrent ce monde enchanté où vécut l’humanité ignorante, ce monde où tout était moral, passionné, plein de vie et de sentiment. On crut que la science allait diminuer le monde. En réalité, elle l’a infiniment agrandi. Les idées qui semblaient, dans l’antiquité les plus exagérées se sont trouvées étroites, mesquines, puériles, comparées à ce qui est. La terre semblable à un disque, le soleil gros comme le Péloponnèse, les étoiles roulant à quelques lieues de hauteur sur les rainures d’une voûte solide, un univers fermé, entouré de murailles, cintré comme un coffre[1], voilà le système du monde le plus splendide que l’on eût pu concevoir. Qui oserait le regretter en présence de celui que la science a révélé ? L’hypothèse mécanique de Newton n’est-elle pas plus grandiose que celle des anges mouvant les sphères, et l’histoire du globe, telle que la géologie permet déjà de l’entrevoir, n’est-elle pas plus poétique que le monde façonné à la main il y a cinq mille ans ? Croyons hardiment que le système du monde moral est de même supérieur à tous nos symboles. Ne pleurons pas les chimères enfantines des époques naïves. Le rêve pâlit toujours devant la réalité. Laissons la science inflexible attaquer avec la rigueur de ses méthodes ces problèmes résolus depuis des siècles par le sentiment et l’imagination. Qui sait si la métaphysique et la théologie du passé ne seront pas à celles que le progrès de la spéculation révélera un jour ce que le cosmos d’Anaximène ou d’Indicopleustès est au cosmos de Laplace et de Humboldt ?


ERNEST RENAN.

  1. Voir l’étude de M. Letronne sur Cosmas Indicopleustès et les opinions cosmographiques des pères de l’église, — Revue du 15 mars 1834.