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le reste. Tout préjugé est une erreur, et pourtant l’homme à préjugés est bien supérieur à l’homme nul et sans caractère que notre siècle indifférent a produit. Tout abus est blâmable, et cependant la société ne vit que d’abus. Toute affirmation dogmatique renfermée dans une phrase finie est sujette à l’objection, et cependant le jour où l’humanité cesserait d’affirmer, elle cesserait d’être. Toute forme religieuse est imparfaite, et pourtant la religion ne peut exister sans forme. Elle n’est vraie qu’à sa quintessence, et pourtant la trop subtiliser, c’est la détruire. Le philosophe qui, frappé du préjugé, de l’abus, de l’erreur contenue dans la forme, croit posséder la vérité en se réfugiant dans l’abstraction, substitue à la réalité quelque chose qui n’a jamais existé. Le sage est celui qui voit à la fois que tout est image, préjugé, symbole, et que l’image, le préjugé, le symbole sont nécessaires, utiles et vrais. Le dogmatisme est une présomption, car enfin, si, parmi les millions d’hommes qui ont cru tour à tour posséder la vérité, il n’en est pas un qui ait eu complètement raison, comment espérer que l’on sera plus heureux ? Mais de même qu’on ne reproche pas au peintre de commettre un contresens puéril en représentant l’idéal sous des formes finies, de même on peut admettre et aimer le symbole, dès que ce symbole a vécu dans la conscience de l’humanité. Sans viser à la perfection absolue, qui, à serrer rigoureusement les choses, serait le néant, on peut croire qu’une carrière immense est ouverte à la raison et à la liberté. Le problème du vrai et du juste est comme celui de la quadrature des courbes, dont on approche tant que l’on veut, sans y arriver jamais.

Éternellement battue en brèche par une moitié de l’âme humaine, la religion résistera ainsi éternellement, appuyée sur l’autre moitié. Si la religion était une simple erreur de l’humanité, comme l’astrologie, la sorcellerie et les autres chimères qui ont été pendant des siècles des croyances générales, la science l’aurait déjà balayée, comme elle a relégué dans les bas étages de la société la croyance aux esprits et aux sorciers. Si d’un autre côté la religion n’était que le fruit du calcul naïf par lequel l’homme veut retrouver au-delà de la tombe le fruit des placemens vertueux qu’il a faits ici-bas, l’homme y serait surtout porté dans ses momens d’égoïsme. Or c’est dans ses meilleurs momens que l’homme est religieux, c’est quand il est bon qu’il veut que la vertu corresponde à un ordre éternel, c’est quand il contemple les choses d’une manière désintéressée qu’il trouve la mort révoltante et absurde. Comment ne pas supposer que c’est dans ces momens-là que l’homme voit le mieux ? De l’homme égoïste et dissipé, ou de l’homme bon et recueilli, quel est celui qui a raison ? Si, comme le voulaient les sophistes italiens du XVIe siècle, la religion avait été inventée par les simples et par les faibles, comment les plus