Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le travail religieux de notre temps. Si, comme le pensent quelques personnes, notre mal à tous est d’être trop historiens, M. Salvador est le plus exempt du commun défaut de ses contemporains. Nature entière, grande, forte, pleine de race, s’inquiétant peu de faire sourire, se souciant peu de nos nuances, de notre exactitude, étranger à cette fine intuition du passé que la critique allemande a inaugurée, M. Salvador est vraiment un original, un rénovateur religieux. Il ne connaît qu’à demi, il associe librement, il combine. Sa place eût été au XVIe siècle, en Hollande, à côté des Spinoza et des Acosta ; égaré en un siècle d’analyse, je crains qu’il ne reste une apparition stérile. Le premier en France, M. Salvador aborda le problème des origines du christianisme. Il le fit avec une érudition insuffisante, mais avec un vif sentiment de quelques-unes des données du problème. Nous sera-t-il permis de le dire ? il y portait un don de race, cette espèce de coup d’œil politique qui a rendu la race des Sémites seule capable de grandes combinaisons religieuses. Cette race saisit les lignes générales des choses humaines, non comme nous par l’analyse et l’étude érudite des détails, mais par une sorte de vue sommaire, comme Élie du haut du Carmel. La philosophie de l’histoire est une œuvre juive et en un sens la dernière transformation de l’esprit prophétique, la prophétie vers l’époque des Séleucides, devenant vision apocalyptique, et la vision apocalyptique, telle que nous la trouvons pour la première fois chez l’auteur inconnu du livre de Daniel, étant l’antécédent immédiat de l’abbé Joachim, de Bossuet, de Vico, de Herder[1]. Quand on connaîtra la philosophie de l’histoire des musulmans par les Prolégomènes d’Ibn-Khaldoun, que traduit M. de Slane, on sera surpris des grandes vues d’ensemble que ces sortes de religions unitaires surent inspirer bien avant qu’aucune idée d’une science exacte de l’histoire se fût développée. Abd-el-Kader, de nos jours, a conservé au plus haut degré cette faculté de sa race : c’est le prophète de l’arrière-saison sémitique, le Jérémie de l’islam. M. Salvador m’apparaît parfois sous un jour analogue. Si vous le prenez par le côté de l’exactitude et de l’esprit positif, vous le trouverez bizarre, souvent puéril. Ses combinaisons, empreintes de ce genre d’imagination abstraite qui caractérise le peuple juif, sont souvent arbitraires, et rappellent Philon et la cabbale. Son style, admirable quand il répond à une vive inspiration, est souvent inégal et dur ; mais il faut se rappeler que la première condition pour les combinaisons fécondes, c’est l’à-peu-près. Mahomet n’eût pas si bien amalgamé le christianisme et le judaï

  1. La théorie des quatre empires, qui depuis Bossuet est la base de la théorie, historique enseignée dans nos écoles, a été formulée pour la première fois dans le livre de Daniel.