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d’Orient, nous devons provoquer à nos risques et périls la ruine des Ottomans pour élever à leur place les descendans d’Alcibiade et de Périclès, les fils d’Athanase et de Jean Chrysostome. Ils nous paieraient, comme ils sont censés nous payer déjà, en reconnaissance. La reconnaissance politique des peuples ! je ne connais pas de plus fausse monnaie sur la terre ni de plus grande déception, si ce n’est celle qui porte un peuple à s’attribuer vis-à-vis des autres des droits à une reconnaissance qui ne lui est pas due. Telle est cependant notre position à l’égard des douze ou quinze millions de chrétiens grecs qui contribuent à peupler l’empire ottoman. Nous les regardons le plus souvent comme nos obligés, tandis qu’en réalité ils ne nous doivent que bien peu de reconnaissance, et cela depuis une quarantaine d’années seulement. Auparavant l’attitude de la France vis-à-vis d’eux n’a été que celle de l’indifférence, quand encore elle n’a pas été hostile. Le titre de protecteurs des chrétiens du Levant, qui appartient officiellement dans l’empire turc aux souverains de la France depuis Louis XIV, ne s’est guère jamais appliqué, en fait et en droit, qu’aux cent mille Maronites catholiques du Liban. Le mot était très pompeux, mais la chose était très petite. Notre droit de protection n’a même jamais compris les catholiques de la Turquie d’Europe ; c’est l’Autriche qui les a sous son patronage officiel, et c’est à ce titre qu’en 1853 encore elle envoyait le prince de Leiningen porter des réclamations à Constantinople en faveur des Albanais catholiques. D’ailleurs, si les chrétiens grecs d’Orient ne nous doivent que bien peu de chose et depuis bien peu de temps, en revanche ils ont contre nous des griefs qui remontent au temps des croisades, lorsque les compagnons de Godefroi de Bouillon traitaient leurs empereurs et leurs évêques avec le mépris dont les chroniques nous ont conservé le souvenir, lorsque Baudouin, comte de Flandre, était proclamé empereur à Constantinople, et partageait entre ses associés les provinces, qui restaient encore à l’empire grec. Depuis lors jusqu’à Navarin, ils n’ont connu la fille aînée de l’église latine que comme l’alliée de leurs maîtres ottomans, ce qu’elle a en effet été depuis François Ier jusqu’à nos jours, ou comme une rivale qui les dédaignait et ne s’occupait d’eux que pour obtenir quelques privilèges à leurs dépens. La Russie seule a fait preuve à leur égard d’une bonne volonté active, et c’est pour elle seule qu’ils se sentent quelque sympathie, ainsi qu’ils nous l’ont si bien montré pendant la guerre de Crimée, ils lui sont d’ailleurs alliés par la race aussi bien que par la religion, la très grande majorité d’entre eux étant d’origine slave. Aussi n’est-il pas de mystification plus complète dont nous puissions être les victimes que celle qui parviendrait à nous persuader qu’en provoquant une révolution dans l’Orient nous finirions