Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celle de Constantinople. Cette considération, qui est décisive, ne peut malheureusement être bien appréciée que par les gens qui ont un peu fréquenté le pays. Rien n’est plus brillant que la position d’un diplomate représentant l’une des cinq grandes puissances à Constantinople ; mais aussi rien n’est plus délicat, et, pour ne pas tomber dans les pièges qui lui sont incessamment tendus, il faut et plus de tact et plus de force d’esprit que partout ailleurs. Dans toutes les autres capitales, si ce n’est à Rome, il y a une cour qui est pour les ambassadeurs un centre de relations, et qui les conduit à la nécessité de former entre eux un corps dont l’esprit les réunit bien souvent, en dépit même des divisions de leurs gouvernemens. Il y a aussi une société et un monde composé de gens qui sont eux-mêmes des puissances politiques, financières, intellectuelles, qu’en tout état de cause les ambassadeurs seraient obligés de fréquenter pour apprendre à connaître le pays où ils vivent, si même les mœurs aimables et polies de la diplomatie ne leur donnaient pas le goût de le faire. Là encore ils se rencontrent, ils se voient, ils continuent entre eux les rapports qu’ils ont commencés ailleurs. Le grand bénéfice d’une pareille situation, c’est que, n’étant pas en première ligne, n’absorbant pas à eux tout seuls l’attention publique, ils ne sont pas incités à se livrer entre eux des guerres d’amour-propre et de rivalités. Ils peuvent vivre comme de simples mortels. Au contraire, à Constantinople il n’y a pas de cour, on ne connaît pas ce que nous appelons le monde, et parmi les étrangers qui y sont fixés pour leurs affaires on ne trouve rien qui ressemble aux gens de loisir, aux artistes, aux savans, aux personnages politiques, qui composent partout ailleurs une société. Là, chacun vit pour soi et à peu près ignoré. Il n’y a à tenir maison, comme on dit en Europe, que cinq ou six personnages du corps diplomatique sur lesquels tout le monde a les yeux, et que tout le monde s’applique à brouiller entre eux. Leur état est splendide, leur juridiction est très étendue, leurs prérogatives sont plus considérables que partout ailleurs ; ils ont des gardes et des bâtimens de guerre à leurs ordres, ils ont des tribunaux qui relèvent d’eux, ils ont toute une masse de protégés et de cliens qui viennent faire cortège aux grands jours : ils ressemblent d’aussi près qu’il est possible à des princes souverains ; mais outre qu’ils ont le malheur d’être sur le terrain où les intérêts de leurs gouvernemens les divisent le plus, les conditions mêmes de l’existence qui leur est faite sont aussi celles qui sont le plus capables d’empêcher tout accord entre eux. Il n’a probablement été nommé que très peu d’ambassadeurs à Constantinople qui ne se soient pas promis de bien vivre avec leurs collègues et de s’affranchir de toutes les misères qui résultent pour eux des passions et des intérêts de la nation, comme on appelle tout ce qui vit autour d’eux : combien en est-il qui aient pu tenir