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constellation des états européens. Tandis que ceux-ci parvenaient, par la fusion harmonique de tous leurs élémens, à un degré de lumières, de richesse et de puissance qui leur livrera la domination complète sur le monde, les Turcs ont réussi seulement à amasser dans leur sein des trésors de préjugés, d’ignorance et de haines toujours prêtes à faire explosion. Leur empire ne présente plus aujourd’hui, et à commencer par eux-mêmes, que le déplorable tableau de populations ennemies, dont chacune est toujours portée à croire que les autres conspirent pour l’égorger. Ils sont aujourd’hui comme le moine de la légende qui, ayant découvert par à peu près les principes constitutifs de la poudre, se fit sauter lui-même avec son invention. Sur la pente fatale qu’ils descendent, une chose peut-être serait capable d’enrayer le mouvement : ce serait une véritable réforme de l’administration ; mais cette réforme est devenue maintenant la chose improbable. Aussi longtemps que la victoire a souri à leurs armes des conquérans qui se croyaient envoyés pour faire payer par toutes les nations un tribut à l’islam ont pu se montrer généreux envers des vaincus qu’ils regardaient comme désignés d’avance à leur joug par la volonté divine. L’enthousiasme religieux, que maintenaient dans les voies de la clémence tant de préceptes charitables du Koran, qui ne cesse de recommander la modération aux croyans victorieux, pouvait alors avoir d’autant plus de prise sur leurs âmes que de merveilleux succès confirmaient les paroles et les promesses du prophète. Malheureusement, depuis qu’ils ont rencontré des peuples plus habiles qu’eux dans les arts de la guerre, depuis qu’aux victoires ont succédé les défaites, la démoralisation s’est emparée d’eux, car c’était pour eux comme une trahison du ciel. Alors on a vu se produire les conséquences naturelles de toute théorie du pouvoir qui confond dans les mêmes mains l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle. Aujourd’hui la corruption la plus profonde dévore l’empire des Turcs comme son domaine naturel, et les remèdes qu’ils pourront emprunter aux formulaires administratifs les plus perfectionnés de l’Europe ne paraissent pas pouvoir les guérir jamais ; c’est le principe même de la vie qui est attaqué.

Tels sont surtout les motifs qui doivent faire croire à l’inévitable ruine de l’empire ottoman. D’un côté, il est menacé tout à la fois par les plus mauvaises et par les plus nobles passions des peuples européens ; de l’autre, il est lui-même en proie à des causes d’épuisement qui le mènent à sa perte plus sûrement encore que les convoitises de ses ennemis. C’est une affaire de temps, mais qui, avant d’arriver au dénoûment suprême, demandera encore de longues années, pendant lesquelles l’Europe, si elle n’y prend garde,