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confère le droit de se donner à eux-mêmes l’absolution pour tous leurs méfaits. Je viens de lire quelques ouvrages récemment publiés sur la Russie, et je ne saurais dire l’opinion que m’ont laissée de l’administration russe ceux même de ces livres qui sont écrits dans le sens le plus bienveillant pour le gouvernement impérial[1]. Cette administration ne paraît pas valoir infiniment mieux que celle qui pèse sur les rayas grecs de la Turquie. Leurs popes, à qui les vainqueurs ont laissé le pouvoir de rendre et d’administrer la loi civile aussi bien que la loi religieuse, sont peut-être les auteurs du plus grand nombre des exactions et des malversations dont les rayas ont le droit de se plaindre. Quant aux Turcs, que l’on accuse bien souvent du mal qu’ils n’ont pas fait, il est malheureusement pour eux trop vrai que leur administration ne vaut pas mieux que celle des autres ; elle aussi, elle paie la peine d’être investie de la double autorité spirituelle et temporelle. La nation tout entière est imprégnée, comme le reste des Orientaux, de l’esprit que produit cette désastreuse constitution du pouvoir. C’est à ce point que tel Turc que vous aurez connu honnête, charitable et digne d’estime quand il n’était qu’un simple particulier, ne sera plus le même aussitôt qu’il aura été revêtu du plus mince emploi. Dieu lui a donné le pouvoir et la force, c’est pour qu’il en use. Il le fait avec la plus incroyable sécurité de conscience, et ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’en général l’opinion publique est de son avis. Ceux qui ont un peu vécu avec les Orientaux ne me contrediront sans doute pas quand je dirai qu’à moins de ces faits éclatans qui prouvent un amour tout à fait exceptionnel du bien, celui qui, Turc ou chrétien, étant en place, ne chercherait pas à s’y enrichir aux dépens du public, aurait aux yeux de ce même public beaucoup plus de chances de passer pour un sot ou pour un poltron, que pour un honnête homme.

Ainsi, quoiqu’ils aient été la plus sociable et la plus habile en politique de toutes les races de l’Asie, les Turcs n’ont su constituer, ni pour les peuples ? qu’ils ont conquis ni pour eux-mêmes, rien qui ressemble à ce que nous entendons par les mots de patrie, d’état, d’unité nationale, rien qui soit capable d’occuper sa place dans la

  1. Qu’on lise par exemple ce que disent de l’administration en Russie M. Jourdier, des Forces productives, destructives et improductives de la Russie, l’auteur de la Question du Servage en Russie, l’auteur du livre si curieux qui a pour titre le Raskol, M. Schedo Ferroti pseudonyme dans ses Études sur l’Avenir de la Russie, etc. Après avoir lu ces livres et d’autres, on a peine à comprendre la colère qu’a excitée à Saint-Pétersbourg le dernier écrit du prince Dolgoroukof, à moins qu’il ne faille l’expliquer par quelques anecdotes qui ont dû blesser certaines personnes. Quant au fond des choses, il n’est pas plus sévère que les autres, ou, si on l’aime mieux, les autres sont aussi sévères que lui.