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aussi toujours vu dans l’histoire de l’Asie, un accident qui naîtrait en quelque sorte sans cause et qui disparaîtrait sans laisser de traditions durables. Chez nous, quel que soit le souverain, nous n’avons pas vu interrompre le travail qui a rendu de siècle en siècle l’administration publique plus éclairée, plus morale, plus juste, plus dévouée au bien général. Quand le ciel nous envoie un grand homme, nous profitons de son génie ; mais nous en sommes arrivés à cette heureuse situation où il ne serait pas déraisonnable de supposer que si même le personnel administratif était composé d’esprits très médiocres, nous ne croirions pas pour cela à la vénalité, à l’injustice, à la tyrannie. La machine est si bien montée et si énergique, que sa force et son crédit sont presque devenus des dangers publics. L’état existe avec une autorité si bien consentie par tout le monde, qu’il menace en beaucoup de pays d’écraser les individualités sans que personne y prenne garde. Chez les Orientaux, il en est tout autrement, et la raison de cette différence à leur détriment, c’est que chez eux la puissance temporelle et la puissance spirituelle sont réunies dans les mêmes mains. La séparation de ces deux pouvoirs, : si profondément établie aujourd’hui dans les états de l’Occident, a sauvé la liberté et les droits individuels ; elle a été la sauvegarde de la moralité de tout le monde, princes et sujets, administrateurs et administrés. C’est parce qu’en Occident le spirituel est indépendant du temporel, parce que le royaume de Dieu y est sérieusement considéré comme n’étant pas de ce monde, qu’il va de la liberté pour les citoyens, de la modération dans les gouvernemens, de l’honneur sur la terre. Réunir la double autorité dans les mêmes mains, c’est imposer à la fragilité humaine des épreuves qu’elle ne peut pas supporter ; c’est livrer le monde au despotisme de la force brutale, au déchaînement des appétits matériels. Dans les hautes sphères du gouvernement, les nécessités politiques emporteront tout le reste. Au lieu d’être pour l’homme un domaine inviolable où son âme s’élève librement jusqu’à la contemplation des vérités morales, au lieu d’être pour lui une forteresse au pied de laquelle viennent humblement expirer les exigences et les brutalités de la matière, la religion deviendra infailliblement dans ce cas un instrument déplorable de corruption, de police, de gouvernement. On verra, comme aujourd’hui en Russie, où les deux pouvoirs sont réunis dans les mains de l’empereur, le clergé réduit à se laisser imposer l’obligation légale de révéler ce que les mystères du confessionnal lui ont appris sur les sentimens politiques des fidèles. Dans les sphères inférieures, la vénalité et la prévarication deviendront le pain quotidien de fonctionnaires qui ne sont pas seulement mal payés, mais qui arrivent à croire presque naïvement que le pouvoir auquel ils participent leur