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leur permettait pas de songer à s’associer les vaincus dans une organisation commune. Pourvu que les vaincus payassent l’impôt, c’était tout ce qu’on leur demandait, et les vaincus eux-mêmes n’imaginaient pas qu’ils pussent aspirer à autre chose sous le joug de leurs vainqueurs. Les Indiens, eux, ont poussé le système à ce point extrême qu’ils en sont arrivés à ne pas concevoir comment un homme qui ne serait pas né d’eux pourrait aspirer à devenir membre de la plus vile de leurs castes, et aujourd’hui encore le plus humble ou le plus dégradé de tous les serviteurs hindous de lord Canning regarde de la meilleure foi du monde le représentant de la reine Victoria comme un être impur ; à aucun prix par exemple, il ne consentirait à boire dans un verre dont le vice-roi se serait servi. L’orgueil de la race tient lieu de tout à l’Indien ; il pourra subir, comme il l’a fait, des siècles de conquête sans croire qu’il en doive être humilié autant qu’il le serait par une association qui établirait, même sur la base de l’égalité, des liens quelconques entre ses vainqueurs et lui. Les musulmans, qui sont les moins insociables de tous les Asiatiques, et qui admettent en principe l’égalité de tous les serviteurs de Dieu, n’ont jamais été animés du prosélytisme violent qu’il est d’usage de leur attribuer. Ils se sont rués sur le monde non pour le convertir à leur foi, mais pour y établir la suprématie des croyans et pour faire rendre par ceux qu’ils appelaient les infidèles hommage à la parole divine. Une fois arrivés là, leur mission était remplie ; ils n’en demandaient pas plus. Aussi, tandis qu’en Europe tous les païens ont dû ou se voir exterminer, ou se soumettre à embrasser le christianisme, dans les pays occupés par les mahométans toutes les formes religieuses ont subsisté et subsistent encore, comme nous le voyons en Syrie par exemple. D’ailleurs, et quoiqu’ils se distinguent des autres Asiatiques par la facilité avec laquelle ils admettent qu’un homme né hors de l’islam peut y entrer, l’orgueil de la race domine les musulmans tout autant que l’orgueil religieux, et il fait beau voir comment un Turc traite un Kurde, comment un Bédouin de l’Arabie traite à l’occasion un Arabe de l’Algérie ou un nègre né de musulmans et musulman lui-même.

Dans ces conditions, il n’y a pas de patrie pour les Asiatiques. C’est un sentiment qui leur est tout à fait inconnu, comme le prouvent chaque jour d’innombrables exemples qui se passent sous nos yeux, quoique bien des gens aient des yeux pour ne pas les voir. Il y a trois ans, l’armée indienne de la compagnie au Bengale s’insurgeait tout entière contre les Anglais, et l’on se refusait à peu près généralement en Europe à voir dans cette insurrection autre chose qu’un mouvement du patriotisme national. La vérité est cependant qu’un an après, les Anglais avaient levé parmi les Indiens eux-