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faites des sciences à l’industrie est de les mettre en contact permanent avec tous les peuples qui sont moins civilisés qu’eux, et qui provoquent d’eux-mêmes la conquête parce qu’ils sont incapables d’assurer chez eux le respect constant des droits de l’humanité ou l’exécution fidèle des engagemens internationaux. Alors survient l’emploi de la force, et la force physique aussi bien que morale appartient aux Européens. C’est la loi, mais c’est une loi que les passions des hommes et des gouvernemens peuvent invoquer souvent aussi sans justice, d’autant mieux que l’application ne relève encore d’aucune juridiction régulière. Contre les iniquités qui peuvent être tentées ou commises en son nom, il n’y a d’autre recours que la guerre entre les peuples européens eux-mêmes.

La situation actuelle de l’empire ottoman nous menace chaque jour de cette cruelle alternative ; ne saurons-nous rien faire pour l’éviter ou l’ajourner ? Nous laisserons-nous compromettre et engager sans avoir rien tenté pour atténuer la gravité de la crise lorsqu’elle éclatera ? Lors du congrès de Paris en 1856, on aurait dû espérer qu’il serait adopté d’un commun accord quelque tempérament en vue d’apaiser une question qui restait toujours aussi brûlante après qu’avant la guerre ; mais il n’en a rien été. L’incendie qui vient de se déclarer en Syrie, et qui n’est lui-même qu’un accident particulier d’une situation générale, laissera-t-il les gouvernemens de l’Europe toujours divisés par leurs jalousies à ce point qu’ils ne puissent même essayer de s’entendre dans l’intérêt de leurs peuples ? Quand je dis s’entendre, je n’ai pas dans l’esprit la formation d’une bande de conspirateurs qui se réuniraient pour partager les dépouilles d’une victime. Quoique le partage de l’Orient entre peut-être dans les rêves de beaucoup de gens, c’est un projet aussi peu sensé que peu moral. L’Europe, qui jadis a accepté le criminel partage de la Pologne, n’aurait pas aujourd’hui, je l’espère, le courage de ratifier de pareils attentats contre le droit des gens, et je la crois de plus assez éclairée pour ne pas savoir que tous les traités et toutes les conventions qu’on aurait pu faire à l’avance n’empêcheraient pas qu’un événement aussi considérable que la disparition subite de l’empire ottoman ne devînt la cause de longues et de grandes guerres. Une si grosse question ne se dénouera probablement qu’à coups de canon ; tout ce que la politique y peut faire, et c’est en cela qu’elle montrera sa sagesse, c’est de préparer le dénoûment pour le réduire aux plus minces proportions possibles, afin que les malheurs dont il sera le signal soient réduits d’autant. D’ailleurs les empires ne finissent pas ainsi du jour au lendemain. Le triste empire grec d’Orient, qui ne valait pas beaucoup moins au jour de sa mort qu’il ne valait au jour de sa naissance, a mis plus de mille ans à mourir