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de dire que les conditions morales du marché qu’elle avait consenti n’ont pas été tenues ? N’est-elle pas autorisée, au moins jusqu’à un certain point, à reprendre ce qu’elle aurait certes pu ne pas donner, ce que le sultan lui-même eût été dans l’impossibilité de conquérir par ses propres ressources, et ce qu’il semble être aujourd’hui dans l’impossibilité de conserver ?

Les droits légaux des souverains sont aussi respectables que ceux de la propriété privée, avec laquelle ils ont des liens étroits. Toutefois la propriété qu’on ne possède pas, et dont on n’a même pas payé loyalement le prix d’achat, n’est-elle pas dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Le propriétaire dont la maison s’écroule sur la voie publique au grand danger des voisins et des passans, le propriétaire ; qui est dans une position de fortune telle que personne ne veut lui prêter l’argent qui lui manque pour réparer ses ruines n’est-il pas, lui aussi, dans une situation particulière vis-à-vis de la loi ? — Enfin le propriétaire qui n’aurait jamais été que le possesseur nominal de sa maison, et qui en ferait ou laisserait faire un dépôt de matières incendiaires ou un repaire de malfaiteurs, n’aurait-il pas, lui aussi, compte à rendre à la justice ? Toutes ces questions peuvent être soulevées à propos de la Syrie et du titre en vertu duquel le sultan la détient aujourd’hui.

Il est certainement très cruel pour un souverain de renoncer à une province, mais pour les souverains comme pour les autres hommes il est des nécessités qu’il faut savoir accepter volontairement plutôt que de se les laisser imposer par la force. Tous les traités qui garantissent au sultan l’intégrité de l’empire ottoman n’ont pour base solide en définitive que sa propre aptitude à gouverner lui-même ses états. L’Europe n’a pas pris et ne peut pas prendre charge de gouvernement en sa place ; mais là où le pouvoir du sultan s’écroule, elle est forcée, bon gré, mal gré, de songer à combler le vide. Inquiété, poursuivi comme il l’est par toutes les ambitions qui minent le terrain sous ses pas, il ne serait peut-être que sage au sultan de renoncer là où il ne peut pas faire acte de puissance et de gouvernement réel. C’est là en effet qu’on l’attaquera, qu’on fera éclater de temps à autre quelque explosion qui servira à justifier les entreprises contre le reste de ses possessions. Or, s’il est des points qu’il ne possède pas et sur lesquels il ne puisse plus étendre son bras affaibli, c’est à coup sûr la Syrie et l’Arabie. Il n’y est pas beaucoup plus sérieusement le maître que les princes qui ont encore conservé parmi leurs titres ceux de roi de Chypre et de Jérusalem. La Syrie est une cause de dépenses bien plutôt qu’une ressource pour son trésor épuisé ; la Syrie ne lui fournit pas d’hommes, ou ce qu’elle lui fournit, il vaudrait mieux pour lui ne le point avoir.