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encore mêlée de quelques craintes. Plusieurs des choses que le major-général m’avait dites pouvaient faire croire qu’il n’en était pas lui-même exempt, et qu’il regardait le cours des événemens comme tellement accéléré que quelques heures de plus où de moins pouvaient me fermer le passage en dépit de son passeport. Ce passeport n’en était même pas un proprement dit, mais seulement une invitation à laisser passer. Cette idée en amena d’autres. Pourquoi n’était-ce qu’une invitation lorsque le pouvoir militaire avait, toute l’autorité ? Pourquoi n’y était-il fait nulle mention du général en chef ? L’air de mystère qu’avait mis M. de Castella dans toute cette affaire ne pouvait-il pas annoncer qu’il l’avait entièrement prise sur lui, qu’elle aurait pu le compromettre, que M. de Backmann et lui n’auraient pas été du même avis à mon égard si ce général en eût été instruit, que tout s’était fait à l’insu de M. de Backmann et presque contre son gré ? Le général en chef et le major-général pouvaient aussi n’être pas de la même opinion politique. Je pouvais tirer de plusieurs propos de M. de Castella des conséquences qui m’autorisaient à le croire. Ces conséquences me menaient à d’autres sur les motifs d’intérêt personnel qui avaient pu engager le major-général à épouser si chaudement la cause d’un homme qu’il ne connaissait pas. Un moment suffirait pour que M. de Bàckmann fût instruit de tout et révoquât d’un mot ce qu’il avait fait pour moi. D’un autre côté, je ne passerais pas, il est vrai, par la division militaire que commandait le colonel Effinguer ; mais toutes ces divisions se touchaient. Engagé d’amour-propre par ses menaces précédentes à ne me pas laisser sortir de Suisse, ne suivrait-il pas ma marche ? n’était-il point déjà mis au fait par le retour à Aarberg du jeune officier qui m’avait conduit à Berne, qui avait été mal reçu du major-général de l’armée, et qui l’avait entendu blâmer la conduite des colonels ? Effinguer, piqué et humilié, n’était-il pas homme à me susciter tout à coup de nouveaux obstacles ? Toutes ces réflexions me mettaient dans une disposition d’esprit fort différente de la sécurité, et mon imagination, dont j’avais été le maître dans les épreuves d’où je sortais, se serait effarouchée au moindre petit événement. Elle n’eut même besoin d’événemens ni grands ni petits pour rester pendant toute cette journée dans une sorte d’irritabilité. Quelques lieues avant Morat, et apparemment à l’endroit qui sépare le canton de Berne de celui de Fribourg, on me demanda mon passeport Je le donnai. Il n’y avait dans le bureau qu’un commis et deux soldats. Je vis tout ce qui se passa entre eux. Ils parcoururent ensemble tous les visa du vieux passeport, et lurent très attentivement la feuille séparée que M de Castella y avait jointe. Ils la relurent ; le commis en prit note sur un petit carré de papier qu’il plia et qu’il remit à