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mais qu’il ne pouvait trouver injuste, j’ai commencé, en rentrant dans l’auberge, par mettre à la raison votre cocher. Il vous conduira jusqu’à Berne pour vingt-sept francs, tout compris.

Je le remerciai bien sincèrement de ce nouveau service et de la manière délicate dont il me l’avait rendu. Ma mauvaise humeur ne pouvait tenir contre ce procédé affectueux : dans les circonstances pénibles, le plus léger trait de bienveillance a toujours produit le même effet sur moi.

Trois heures étaient sonnées ; il faisait jour, il ne pleuvait presque plus. Les chevaux étaient à la voiture ; j’y montai, soutenu très obligeamment par mon ancien guide, le nouveau le regardant faire d’un air froid et dédaigneux. Le premier ne prit qu’en ce moment les trois fameux paquets cachetés qu’il avait laissés dans une des poches de la voiture ; il les remit au second en lui donnant en langue allemande de très courtes instructions. L’officier les écouta avec une grande attention, et il me parut pénétré de l’importance de ce dépôt. Il monta enfin et prit sa place auprès de moi. Je réitérai au Neuchâtelois mes remercîmens et lui souhaitai toute sorte de prospérités. Il me salua de l’air d’un homme qui n’osait répondre par le même souhait.

Me voilà encore une fois sur la route de Berne, bien fatigué de ma nuit, et prévoyant pour cette journée des choses plus dures que de la fatigue. Le voile que j’avais eu jusque-là sur les yeux était enfin levé. La citation violente et directe devant le vieux général de Backmann et son état-major m’avait éclairé tout à coup. Dès que nous eûmes commencé à rouler, et que le profond silence de mon troisième gardien m’eut laissé, comme celui du premier, tout entier à mes réflexions, elles confirmèrent fort tristement ce que ce coup de lumière m’avait fait apercevoir. Cet état-major, qu’était-il autre chose que celui d’une des divisions de l’armée de Louis XVIII, lié d’intérêts à sa cause et dévoué de tout temps aux Bourbons ? C’était donc pour mon mémoire que j’y étais cité. Les calomnies des espions et des dénonciateurs zurichois avaient servi de prétexte aux premières violences exercées contre moi et à la violation dans ma personne des lois de l’hospitalité. Rien ne les avait justifiées, tout finissait à la honte des calomniateurs sans la fatale imprudence que j’avais eue si obstinément de garder, comme sans conséquence, un écrit qui ne pouvait plus m’être utile à rien. Malgré les promesses de Watteville et celles du colonel Meyer, ces gens-là en avaient des copies : ce sera le corps du délit, me disais-je, délit plus grave, aux yeux de ces Suisses dégénérés, que n’eussent été les torts dont j’étais accusé envers la Suisse. Quelle sera la peine ? Ils me remettront entre les mains de l’ambassadeur du roi ; de Zurich, je serai envoyé à Gand : point de grâce à espérer pour un Français qui a écrit, même