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qui existent ne changent rien à la nature de l’institution, qui est telle en effet, et qu’on maintiendra telle, quant aux élections, toutes les fois qu’on le voudra.

Nous partîmes enfin. Il était plus d’onze heures, la pluie ne se ralentissait pas, et la nuit était toujours aussi noire. Pendant la route, mon jeune gardien fut avec moi aux petites attentions ; il baissa plusieurs fois à demi la glace de la voiture pour me donner un peu d’air, et toujours de son côté, quoique ce, fût de là que vînt la pluie. Il la relevait dès que cela eût pu m’incommoder. Une partie de ses soins était sans doute pour lui, mais il avait l’air de ne songer qu’à moi, et je lui savais gré de cette politesse. Il reprenait de temps en temps la conversation, et toujours par des questions sur les moyens d’instruction que Paris réunissait, sur le nombre étonnant de savans qui y étaient rassemblés, enfin sur tous les objets qui font aux yeux des gens sensés la véritable et incontestable supériorité de cette capitale du monde. Lorsqu’il s’interrompait, il ne paraissait le faire que par crainte de me fatiguer. Dans ces momens de silence, je réfléchissais quelquefois sur la bizarrerie des combinaisons sociales, et particulièrement sur cette double combinaison qui ballottait ail gré de quelques stupides aristocrates bernois le président de l’une des classes du corps littéraire le plus imposant pour toute l’Europe instruite, et qui lui donnait pour alguazil un jeune homme pénétré d’admiration et de respect pour ce corps, mais devenu, dans un pays qui devrait être libre, militaire par circonstance, par conséquent passif instrument de volontés arbitraires, prêt, si on le lui ordonnait, à passer la corde au cou de M. le président, et n’obéissant à ce qui lui restait de son heureux naturel que pour la passer plus poliment que son camarade ne l’aurait fait.

Quand nous arrivâmes à Aarberg, il était près de deux heures du matin. La pluie était moins abondante et moins forte, mais il pleuvait toujours : nous nous arrêtâmes devant l’auberge ; on ne voyait nulle part l’apparence d’une lumière. L’officier descendit, referma la portière, et frappa de la poignée de son épée à la porte de l’écurie. Au bout de dix minutes parut un palefrenier à moitié endormi. Nous fûmes introduits dans une salle de l’auberge au rez-de-chaussée. — Voulez-vous bien vous reposer ici un moment ? me dit avec sa politesse ordinaire mon jeune gardien, tandis que je vais aller prendre les ordres de M. le colonel Fuessly. — Je ne me reposai lorsqu’il fut sorti qu’en me promenant de long en large dans cette grande salle froide et humide. Mes jambes avaient plutôt besoin d’exercice que de repos. Je toussais, j’étais oppressé ; c’était ma tête et ma poitrine qui commençaient à s’échauffer, à se fatiguer de cette veillée prolongée, de ce mouvement contre ma volonté qui me portait