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aurait voulu pouvoir obtenir le délai que je désirais, mais que, cela étant impossible, il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour que j’eusse moins à souffrir. Il parlait français comme moi ; il était de Neuchâtel, où il avait fait ses études ; sa figure était agréable, sa taille avantageuse et bien prise, son maintien et ses manières annonçaient l’homme bien élevé. Je vis que je pouvais entrer avec lui dans quelques particularités et qu’il m’entendrait. Je lui dis l’embarras où j’étais pour un cocher et des chevaux, ce qu’il m’en coûtait pour deux heures de route, et le risque que je courais d’une exaction pareille pour deux ou trois heures de plus. Pouvais-je du moins savoir si ce serait là que se bornerait mon voyage nocturne, si je devais aller plus loin, rester à Aarberg ou revenir ? Ses ordres étaient pour Aarberg, il ne savait rien de plus. Ainsi je ne pouvais traiter avec mes arabes que pour Aarberg, et la nuit, et dans un lieu où ils savaient bien que je n’aurais pas le choix. Ne conviendrait-il pas que le pouvoir qui disposait de moi, qui me faisait voyager ainsi contre mon gré, me dispensât de ces embarras et mît à ma disposition les moyens d’exécuter ses ordres ? — Ne voudriez-vous pas du moins, vous, monsieur le chevalier, qui paraissez juste et humain, faire venir ce cocher, lui parler, autant que vous le pourrez sans vous compromettre, au nom de votre gouvernement, et l’empêcher de rançonner impitoyablement le malheureux étranger qui est remis à votre garde ?

Ce bon jeune homme reçut très vivement cette ouverture ; il sortit de la salle, fit appeler le cocher, et de quelque manière qu’il s’y fût pris avec lui, il m’annonça en revenant qu’il avait réduit ses prétentions à 18 francs. Il fallut laisser souper le cocher et reposer les chevaux. Pendant ce temps, nous causâmes, mon officier et moi, assis dans une petite chambre, auprès d’une grande salle où des soldats buvaient et fumaient comme des Suisses. Il me fit beaucoup de questions sur l’Institut, qui lui paraissait le corps littéraire le plus imposant qu’il y eût jamais eu, sur les relations des classes entre elles, sur la forme des réceptions et celle des séances particulières et publiques. Il était surpris qu’on ne subît pas un examen pour y être admis et qu’on ne soutînt pas de thèses. Je lui fis comprendre que l’examen et les thèses étaient soutenus d’avance, puisqu’on ne recevait ou du moins qu’on ne devait recevoir que des hommes qui avaient fait leurs preuves devant le public par des ouvrages sur lesquels il avait prononcé ; que, dans l’intention des législateurs qui avaient fondé l’Institut, quand il vaquait une place, on n’avait pour ainsi dire pas de choix à faire pour la remplir, mais seulement à confirmer celui que le public avait fait. Je disais là, il est vrai, ce qui devrait être plutôt que ce qui est ; mais les abus