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je vois, monsieur, que vous avez lu trop rapidement mon mémoire pour en bien saisir le sens. Je n’y loue point Bonaparte, je ne fais point l’apologie de sa dernière action, je ne me déclare point son partisan, je dis ce qui a fait son succès : je peins la véritable situation de la France et l’état de la question ; j’établis qu’il est souverainement injuste d’armer l’Europe entière contre nous et de vouloir nous faire une guerre d’extermination en haine d’un seul homme que nous n’avons point rappelé, mais que nous n’avons pu ne pas recevoir ; je fais sentir qu’un succès qu’on regarde comme certain est douteux, et qu’alors on expose gratuitement l’Europe à de nouveaux désastres ; je maintiens que Napoléon, sincère ou non dans ses protestations et dans sa nouvelle conduite, sera forcé d’y être fidèle, si on ne l’attaque pas, que si on l’attaque au contraire, et s’il l’emporte, il reprendra immanquablement, avec son ancien pouvoir, ses projets d’invasion, de conquêtes et de vengeance. Enfin, monsieur, je suis Français, je frémis en voyant les maux dont on menace injustement ma patrie. Dans mes entretiens avec un ami qui jouit d’un crédit mérité auprès du plus puissant des souverains coalisés contre nous, je lui expose les raisons qui me paraissent les plus favorables, non pas à la cause de Napoléon, mais à la nôtre. Je ne parle point en homme de parti, mais en ami de mon pays et de l’humanité. Je fixe mes idées sur le papier, je les remets à mon ami pour qu’il en fasse l’usage que sa prudence lui dictera… Où est le crime ? où est même le simple tort que l’on puisse me reprocher ?. Mais à propos, monsieur le maire, j’ai lieu d’être surpris à mon tour de n’avoir point encore reçu mon manuscrit, que j’ai confié à M. le colonel Meyer sur sa demande et sur sa parole écrite de n’en point tirer de copie. Il devait me le rendre hier matin, et je n’en ai point de nouvelles ; je ne sais même où le prendre ni en quelles mains il l’a laissé. Autre sujet d’étonnement, c’est qu’on me fasse attendre depuis trois jours la décision d’une affaire aussi simple que la mienne. J’ai été dénoncé comme emportant en France des mémoires, des notes, des renseignemens contraires aux intérêts du gouvernement helvétique. Deux perquisitions faites dans mes papiers par les autorités civiles et militaires ont prouvé que cette dénonciation est une calomnie. On ne peut tirer en Suisse aucun parti contre moi d’un écrit uniquement relatif aux affaires de France, sur lesquelles tout Français a, comme moi, le droit de penser et d’écrire ce qu’il veut, quand il ne publie rien, et qu’il n’a écrit qu’à l’invitation et sous le secret de l’amitié. Qu’attend-on donc pour décider de mon sort et pour me laisser rentrer en France ?

M. de Pierre répondit que le colonel en partant ne lui avait point reparlé de mon mémoire, qu’il ignorait à qui il l’avait confié, mais que je pouvais être sûr que ce papier me serait rendu, puisqu’il