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En me servant à dîner, la domestique me demanda si je voulais recevoir sa maîtresse, ce que je n’eus garde de refuser. J’étais surpris de ne l’avoir encore ni vue ni rencontrée. Elle vint. Je la fis asseoir. Mme Descloux était une femme d’un peu plus de quarante ans, d’une figure agréable ; elle paraissait avoir été fort belle. Elle était de Rolle, canton de Vaud, comme M. de Laharpe, pour qui elle professait beaucoup d’attachement. Elle m’avait reconnu d’abord pour ce même Français qui avait séjourné à son hôtel, il y avait environ deux mois, avec Mme de Laharpe ; mais elle s’était gardée d’en rien témoigner, parce que dans ce moment les têtes étaient excessivement montées, et qu’elle était entourée de gens qui n’étaient pas sûrs. Elle n’avait qu’une domestique à qui elle pût se fier ; c’était celle qu’elle avait chargée de me servir.

— Je fus bien fâchée hier, ajouta-t-elle, de vous voir arriver accompagné comme vous l’étiez, mais je n’en fus pas très surprise. Je savais qu’on ne voulait pas vous laisser sortir de Suisse quand vous y entrâtes. Le colonel Effinguer, en vous forçant d’aller par Berne, comptait que vous seriez arrêté là, que l’état-major qui devait y être ne vous permettrait pas d’aller plus loin, et vous ferait rétrograder jusqu’en France. Quand il sut que vous aviez passé, il se mit dans une grande colère, et jura qu’en ce cas vous ne sortiriez plus de la Suisse. Ils étaient déjà tous montés sur ce ton-là. Leur conduite et leurs préparatifs, qui étaient en contradiction avec leurs protestations, les rendaient ombrageux et soupçonneux à l’excès, et ils ne voyaient dans tout Français qui n’était pas un émigré qu’un espion et un ennemi dangereux. Ils haïssent Laharpe comme la peste, ils vous haïssent de même parce que vous êtes son ami, et ils ne croient pas que vous soyez venu le voir, que vous ayez séjourné avec lui si près de la diète, dans un autre dessein que celui de leur nuire.

— Ma chère dame, lui répondis-je, vous m’apprenez là de terribles choses, et qui me donnent des craintes que je n’avais pas. J’étais si loin d’être dans les dispositions que ces gens-là me supposent, qu’au contraire je me suis attaché à la Suisse pendant le séjour que j’y ai fait, que j’en rapportais le projet d’y venir vivre avec ma femme, si je pouvais arranger mes affaires en France, et que je ne me faisais point d’autre roman que de finir mes jours, au milieu de bonnes gens, sur les bords d’un de ces beaux lacs, ayant sous les yeux ces fertiles et riantes campagnes, et dans le lointain les hautes Alpes et les glaciers. Me voilà bien loin de compte ! Je vois que j’ai à craindre d’y rester, mais comme dans une prison, ce qui serait très différent. En attendant, puisque vous avez de la bonne volonté pour moi, il faut que vous tâchiez de me rendre un service : c’est de faire passer en France, par les moyens que votre état et le voisinage de la frontière doivent vous donner, une lettre que je veux é