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de cent livres de petun ; c’était alors le nom du tabac. Comme on n’avait point encore posé en principe que le blanc ne peut travailler sous le ciel du tropique, l’engagé français s’employait sans répugnance dans les mêmes champs que le noir, aux mêmes cultures ; souvent il se plaçait au même rang, portant les mêmes fardeaux, obéissant au même fouet, et comme lui trompant sa fatigue par quelque refrain, écho de la patrie absente. Son temps fini, l’engagé, fortifié par le travail, acclimaté par le séjour, prenait place parmi les blancs sans aucune tache sur son passé. Libre, il aspirait à la propriété, à la fortune, aux honneurs même, et il y arrivait ; l’un de ces engagés entra en 1780 au conseil souverain : remarquable témoignage de la manière toute naturelle dont la société se constituait dans les colonies à l’image de la métropole, un peu longuement, mais solidement, avec l’égalité d’estime sous la différence des conditions. On doit regretter que cette formation régulière ait été compromise par l’irruption violente de l’esclavage et de la traite. Les engagés à temps, devenus inutiles, écartés par la concurrence des noirs, mal vus parce qu’ils donnaient le mauvais exemple des blancs travaillant à la terre, cessèrent d’arriver. Ils n’en avaient pas moins introduit aux Antilles un fonds de population dont la modeste, mais honorable origine se trahit encore par l’appellation de petits blancs.

Par un fanatisme qu’explique sans le justifier l’esprit du temps et que l’on s’étonne de trouver chez Colbert au même degré que chez Richelieu, les colonies furent sévèrement interdites aux protestans et aux Juifs, à cette époque même où le puritanisme dissident jetait sur le sol américain les fondemens de la fortune des États-Unis. En vain l’amiral de Coligny avait voulu ouvrir à ses coreligionnaires, dans la Floride et au Brésil, la carrière de la colonisation par des entreprises auxquelles Calvin lui-même avait pris intérêt : les rois et leurs directeurs spirituels s’y opposèrent et concentrèrent dans la patrie, en lui fermant toute issue, un foyer de guerres civiles qui se serait éteint en dispersant ses flammes à travers le monde. Malgré les rigueurs des lois, quelques-unes des victimes de la politique, surtout après l’édit de Nantes ; se fiant à la générosité des mœurs, pénétrèrent dans les colonies, s’y rendirent nécessaires par leurs services, et la tolérance refusée à leur droit d’homme et de croyant fut accordée aux avantages que procurait leur industrie. Par une rigueur plus inexplicable ; encore, les colonies furent fermées aux étrangers de crainte qu’ils ne prissent une part des bénéfices que voulait se réserver une jalouse métropole. On a quelque peine à concilier des vues aussi étroites, des idées aussi fausses avec le génie que la postérité accorde à certains ministres et à certains rois ; il faut convenir