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— Madame, répondit-il, c’est que j’ai déjà bien travaillé, et que je vais à présent déjeuner avec ma famille.

— Avec votre père et votre mère ?

— Non, madame, avec ma femme et mes enfans.

— Quoi ! si jeune (il ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux ans), vous êtes marié, et vous avez de la famille !

— Oui, madame, Dieu merci !

— Et dit-on quelque chose de nouveau dans vos contrées ?

— Oh ! oui, madame, répondit-il en riant ; il y a de drôles de nouvelles. Napoléon vient de faire encore un joli bouleversement. Oh ! ce Napoléon est un renard. Ils croient l’avoir jeté à bas de son trône ; point du tout, il y remonte tout de suite.

Et de rire, de rire presque aux éclats. Nous vîmes dans ce bûcheron le paysan aisé, laborieux et libre, qui ne craint rien et ne regarde que comme un spectacle amusant les plus grands événemens politiques, tandis que le malheureux garçon d’auberge, poltron et superstitieux, sert d’écho aux bruits les plus absurdes, éprouve et répand les plus ridicules terreurs.

Arrivés le 4 mai à Zurich, non-seulement nous n’y trouvâmes pas M. de Laharpe, mais point de lettres de lui. Il en vint quelques jours après qui étaient renvoyées de Paris. Il fallait six ou sept jours pour qu’il fût instruit à Vienne de notre arrivée, et autant pour que Mme de Laharpe eût sa réponse. Nous étions logés au Corbeau, sur le bord du lac. Elle avait pris au premier étage un appartement pour elle et pour son mari. J’avais au troisième une chambre ayant vue sur ce beau lac, sur les collines riantes et les belles montagnes qui le bordent en face de Zurich, et à gauche, dans le lointain, sur les glaciers. Nous dînions à la table d’hôte, suivant l’usage du pays, usage qui n’a aucun inconvénient dans les temps ordinaires, mais qui en a de très graves dans des circonstances telles que celles où nous étions alors. La table était d’une soixantaine de couverts. À l’extrémité ou nous étions placés étaient les députés de plusieurs cantons allemands à la diète et celui du canton de Vaud. Vers l’autre extrémité, c’étaient les députés des cantons italiens, trop loin de moi pour que je pusse m’entretenir avec eux. Au milieu de la table était un homme décoré du ruban de la Légion d’honneur ou de l’ordre de Saint-Louis, qui était là, disait-on, toute l’année. On l’appelait M. le major ; il me parut être le major des espions du pays ; le reste des convives était fort mobile et se renouvelait presque tous les jours. On commençait à y voir beaucoup d’émigrés français. Nous restâmes ainsi treize ou quatorze jours. Les charmantes promenades autour et aux environs du lac, les invitations chez les amis de M. et de Mme de Laharpe, qui s’empressaient de la fêter et qui me faisaient aussi