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Le hasard fit que, le matin même du jour de notre arrivée à Berne, le quartier-général avait été transféré à Morat. Nous envoyâmes de l’auberge à la police nos passeports, qui nous furent rapportés avec des visa purs et simples pour Zurich. Le colonel Effinguer se vengea six semaines après de ce mécompte. On verra si c’est en brave et en homme généreux qu’il l’a fait.

Une bêtise qui nous fut dite dans le village d’Anet, deux lieues après Neuchâtel, peut faire juger de l’état où l’on entretenait, à l’égard des Français, l’esprit des habitans de la campagne. En déjeunant, je demandai au jeune garçon d’auberge qui nous servait s’il y avait quelque chose de nouveau.

— Eh ! mon Dieu, oui, répondit-il ; il y a que les Français ont bloqué Genève ; il y a eu une grande bataille, où nous avons perdu bien du monde, et Genève s’est déclarée pour eux. Ah ! c’est bien triste que Napoléon soit revenu ! C’est lui qui détruira la Suisse.

— Que dites-vous là, mon ami, et comment voulez-vous qu’il la détruise ?

— Je ne sais pas comment, mais c’est bien sûr, car un jour qu’il traversait la Suisse à cheval, il y a bien dix ou douze ans, comme il passait aux environs de Morat, son cheval s’abattit. Napoléon fut blessé à la tête, et il répandit presque tout son sang. Enfin le lac devint tout rouge.

— Le lac de Morat ? interrompit Mme de Laharpe, qui avait bien de la peine à s’empêcher de rire. Et qui vous a fait de pareils contes ?

— Ce ne sont point des contes, reprit-il d’un air triste, en appuyant le bout de son doigt sur la table. Tout le monde l’a vu, et c’est bien vrai. L’eau du lac devint toute rouge. On vit bien dès ce temps-là que ça nous annonçait de grands malheurs.

— Voilà qui est bien terrible ! lui dis-je en le regardant très sérieusement. Et pendant combien de temps les eaux du lac restèrent-elles toutes rouges ?

Il réfléchit un moment et répondit d’un air encore plus triste : — Je ne sais pas combien de temps, mais elles devinrent toutes rouges, cela est bien sûr.

Un propos d’un autre genre, et qui marque un esprit différent, nous fut tenu au-delà de Berne. Nous étions descendus de voiture pour monter à pied, à la fraîcheur du matin, une rampe assez rapide qui traverse un bois de sapins. Nous entendîmes dans le bois, à notre gauche, siffler un air fort gai, et un moment après nous vîmes sortir de la forêt un jeune bûcheron, grand, bien fait, de la plus belle et de la plus heureuse figure, la hache sur l’épaule, marchant lestement et gaiement. Mme de Laharpe lui dit bonjour en allemand, et lui demanda ce qui le rendait si gai dès le matin.