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comptaient sans doute que, si les missionnaires avaient l’espérance d’être soutenus par l’ambassade anglaise, ils le seraient de leur côté par l’ambassade russe. Aussi refusèrent-ils de laisser procéder à la cérémonie, et ce fut vainement que la police se mit à parlementer avec eux. Il y avait déjà quatre jours que l’affaire durait, sans que l’on fût plus avancé qu’au premier moment, lorsque l’ambassadeur d’Angleterre, sir Henry Bulwer, se décida enfin à intervenir. Il se transporta de sa personne sur les lieux et invita lui-même la police à faire son devoir. Celle-ci alors, rassurée sur les conséquences politiques et morales que pouvait avoir l’emploi de la force, fit évacuer le cimetière en un instant, mais non sans un semblant de résistance où plusieurs des récalcitrans furent plus ou moins maltraités. Après l’invitation qui lui avait été faite par l’ambassadeur anglais, la police ne craignait plus que l’on transformât tout l’incident, comme cela se fait à chaque instant dans les journaux de l’Europe, en un complot tramé par l’uléma, en un massacre de chrétiens par le fanatisme turc Il paraît cependant que l’affaire n’en est pas restée là, car l’on assure que, durant la nuit qui suivit cette échauffourée, le cercueil du pauvre Arménien protestant fut déterré et déposé ignominieusement dans une allée du cimetière, afin que les passans pussent fouler aux pieds ce qui restait de sa dépouille mortelle.

Un tel fait montre assez clairement le degré d’impuissance où est tombé le principe d’autorité dans l’empire ottoman. Il enseigne aussi deux choses dont il serait bien à désirer qu’il fût tenu plus de compte dans ce qu’on pense ou dans ce qu’on écrit à propos de l’Orient : la première, c’est qu’en parlant de ces malheureuses contrées, il ne faut pas avoir toujours sous la plume ou dans la bouche le mot de fanatisme turc sans penser aussi au fanatisme des chrétiens du Levant, qui n’est pas moins réel que l’autre ; la seconde, c’est qu’il est toujours dangereux de voir intervenir les missionnaires, à quelque église qu’ils appartiennent, dans les affaires politiques ou administratives. Nous autres Français, nous devons être tout particulièrement édifiés à cet égard, et il faut espérer que l’expérience que nous venons de faire encore en Cochinchine portera ses fruits.

Si telle est la faiblesse de l’autorité à Constantinople, dans la capitale même de l’empire, je demande, ce qu’elle doit être dans une de ses provinces les plus lointaines, dans un pays qui vient à peine d’être rendu à la Turquie, où elle ne possède aucune de ces traditions de puissance qui la sauvent encore ailleurs, où elle ne rencontre que des populations ennemies par principe de race ou de religion, où elle ne peut envoyer pour la représenter que les tristes fonctionnaires qu’a produits jusqu’ici la réforme, où elle ne comptait