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Pour les créatures, — la plupart étudiées d’après nature, — qu’ils font passer des rangs de la foule sur le théâtre dont ils disposent, ces dilettanti semblent ne plus garder aucune prévention favorable ou hostile. Toutes leur inspirent la même curiosité active, le même appétit d’analyse, le même intérêt de dissection : rien de plus et rien de moins. Devant un vice bien complet comme devant une vertu réussie, on dirait que ces professeurs de clinique intellectuelle et morale éprouvent à peu près la même admiration. Un beau ridicule leur inspire un certain respect, et l’avoir découvert leur est une vraie joie. Une nullité même bien épaisse et bien inerte, une de ces natures amorphes et apathiques dont le grand rôle est de n’exister point, dont l’unique relief est d’être plus effacées que d’autres, devient souvent pour eux un attrayant sujet de longue et patiente étude. Comme ces philosophes hardis qui, dans le mal, ne voient qu’une « forme du bien, » ils cherchent, dirait-on, dans ce néant une variété de l’être : merveilleux effort qu’attend une magnifique récompense, si de temps en temps ces inventaires à la loupe font découvrir une vingt millième espèce d’infusoires, ou quelque variété d’acarus oubliée dans les nomenclatures précédentes ! Particulière à l’art moderne, cette tendance peut être diversement appréciée. On peut se demander si elle dérive d’un progrès philanthropique ou d’un pessimisme rétrograde, si elle agit en bien ou en mal sur les dispositions de l’individu envers l’espèce, si elle fait estimer, goûter la vie, ou la désenchante et la rend amère, si elle vient en aide au développement de la sociabilité humaine, pu si elle nous rejette dans l’étroit domaine de l’individualisme.

Beaucoup de bons esprits s’élèvent contre l’analyse ainsi entendue ; elle incline, selon eux, sans y aboutir tout à fait, à l’indifférence inféconde qu’engendre le fatalisme. « En m’expliquant mes faiblesses avec cette lumineuse et froide impartialité, disent-ils au romancier, êtes-vous sûr de me les rendre odieuses, et tout au contraire ne me familiarisez-vous pas avec elles ? Vous me forcez de contempler en face certaines laideurs intimes dont je détournais les yeux : ne m’habituez-vous pas à elles plutôt que vous ne me les rendez insupportables ? Quand vous m’avez fait sourire d’une de ces faiblesses, d’une de ces menues lâchetés que j’ai peut-être conscience d’avoir commises mainte et mainte fois, en suis-je donc corrigé ? Tout au contraire, vous me réconciliez pour ainsi dire avec elles, vous m’amenez à penser que, puisqu’elles entrent dans le train ordinaire de la vie, puisqu’elles n’inspirent pas plus d’indignation à l’observateur habile qui les y a rencontrées et signalées, je n’ai pas à me préoccuper d’elles outre mesure. Sans engager un conflit trop inégal, je m’accommoderai de mon infirmité providentielle.