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fiancée, et l’approuveriez-vous de redouter pour lui comme pour elle la rude épreuve d’une longue gêne ? — à certains égards, je l’approuve. — Ame sordide ! vous condamneriez lady Clara ne voulant pas céder aux conseils intéressés de sa mère, et revenir sur la parole qu’elle a donnée à Herbert Fitzgerald ? — Je n’ai rien dit de pareil. — A la bonne heure ! Vous blâmez en ce cas la comtesse Desmond s’opposant à ce que sa fille, dans son entraînement et son inexpérience, donne sa main et son cœur à ce généreux étourneau d’Owen ? — Je ne vais pas tout à fait aussi loin.

Et le dialogue n’en finirait pas s’il fallait passer en revue tous les cas de conscience soulevés par les deux romans de M. Trollope ; mais on peut voir à peu près où nous placent nos convictions essentiellement mixtes et modératrices. L’intérêt personnel a sa logique ; les passions qui le font oublier ou sacrifier ont aussi la leur. Ni l’une ni l’autre n’est absolument fausse ; ni l’une ni l’autre ne doit prévaloir absolument. La logique des romanciers nous semble pécher en un point ; elle admet en quelque sorte comme une loi de nature que, si deux êtres se rencontrent ici-bas qui s’estiment destinés l’un à l’autre et ne voient de bonheur que dans une indissoluble union, ces deux êtres sont infaillibles. Il faudrait donc regarder comme parfaitement impies, parfaitement cruels, les esprits un peu moins prévenus qui les croient sujets à se tromper gravement ; il faudrait admettre encore que les passions en général voient vrai, calculent juste, et que le froid jugement au contraire conduit généralement à l’erreur. Qu’une femme pense de la sorte, rien ne nous étonnera moins et ne nous déplaira moins : la religion, le fanatisme du cœur vont bien à ces êtres dont le dévouement est la mission et la vie ; mais un homme, et surtout un homme qui se pique de soumettre les sentimens les plus purs à l’épreuve de la plus exacte analyse, n’aurait pas dû, ce nous semble, tomber dans ce piège, ou, disons toute notre pensée, se permettre cette affectation plus ou moins de mode. Un observateur de cet ordre sait fort bien ce qu’il y a d’égarement aveugle dans les exaltations de la jeunesse et d’inconstance dans ses enthousiasmes. Neuf fois sur dix, -— triste vérité, mais vérité éprouvée, — l’union rêvée par deux enfans les désenchante à peine accomplie ; neuf fois sur dix, ils s’aperçoivent qu’ils ne se sont tant aimés que faute de se connaître un peu mieux ; neuf fois sur dix, si on a sacrifié au despotisme de leurs passagers caprices les conditions durables du bien-être, ils maudiront, ouvertement ou secrètement, la faiblesse qui les aura laissés maîtres de leur avenir.

Tout ceci est élémentairement et universellement vrai, mais combien plus vrai dans les hautes sphères sociales que dans les régions inférieures ! combien plus vrai quand il s’agit de lady Clara Desmond que s’il est question d’une des paysannes de son domaine ! Celle-ci,