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la conviction désespérante de ne pouvoir être aimée de George, si elle perdait son estime. Il repousse cette pensée, et de bonne foi ; mais Caroline connaît George et sait qu’il s’abuse. C’est là ce qui lui donne la force de l’éloigner d’elle après une explosion de tendresse inexprimable : — Non, lui a-t-elle dit, vous ne rougirez jamais de m’avoir aimée… et je ne veux pas rougir de vous aimer encore…

Vienne maintenant le solicitor general armé de tous ses rapports d’espions : il trouvera fort compromis ce principe d’autorité dont il voulait faire un si triste usage Les preuves qu’il apporté, il aurait pu s’en passer. Caroline, qui n’a jamais manqué de franchise envers lui, ne lui marchandera pas les aveux qu’il comptait lui arracher. En revanche, elle n’acceptera pas le pardon généreux qu’il lui offre quand il se ravise tout à coup en vertu de calculs qu’il a cru très profonds. Un mot fatal, une grossière et calomnieuse injure lui est échappée, à ce diplomate hors de garde. Elle s’en empare comme d’un trésor… « Ce mot avilissant, je l’ai mérité, c’est vrai, … je l’ai mérité le jour où je vous ai donné ma main sans mon cœur… Ce jour-là, oui, je fus… ce que vous avez dit… Mais soyez tranquille, j’ai péché pour la dernière fois ; … pour la dernière fois, j’aurai mérité ce nom, même de vous. »

En effet, son parti est pris. Elle ne veut plus rester dans cette somptueuse maison dont le luxe menteur lui fait honte, auprès de cet homme si brillant, si envié, si influent, et qu’elle estime l’égal des valets par lesquels il la fait épier. Harcourt, armé des droits que la loi lui donne, s’opposerait-il à son départ ? Oui, sans doute, si elle devait se retirer ailleurs que chez son tuteur, chez ce tuteur dont elle est la petite-fille et dont elle peut encore devenir l’héritière. Une consultation de médecins coloré cette séparation amiable. Tout scandale est évité. Le vieux Bertram, toujours aussi tendre, aussi paternel, se prête d’assez mauvaise grâce à cette ingénieuse combinaison. Il avait vu sans trop de peine s’éloigner de lui la brillante Caroline, et la voit sans trop de plaisir revenir à ses côtés. À l’exception de son neveu, — et encore s’avoue-t-il à peine cette faiblesse, le vieux Bertram n’aime rien au monde…

Ce cher George promène au loin ses regrets, que le temps atténue peu à peu. Parti d’Angleterre en compagnie de son ancien condisciple, Arthur Wilkinson, que les médecins envoient sous le soleil d’Égypte il visite tour à tour Alexandrie, le Caire, Suez. Dans cette dernière ville, les deux amis rencontrent deux jeunes veuves revenant de l’Inde, avec lesquelles, entraînés peu à peu, ils ébauchent un double roman, lequel ne laisse pas de contraster d’une manière assez piquante avec leur rôle de désespérés. Les deux veuves sont jolies et abominablement coquettes ; elles plantent là, en l’honneur des deux nouveau-venus, deux adorateurs déjà fort engagés dans les