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billets à terme, bien réguliers, un capital insignifiant dont le solicitor general a besoin pour meubler les salons où va régner Caroline. Là toutefois s’arrêtent les libéralités du vieux millionnaire.

Un mariage d’amour a bien ses inconvéniens ; mais un mariage sans amour, serait-ce par hasard ce qu’on peut rêver de meilleur ici-bas ? Au bout de deux ans, il n’eût pas fallu poser cette question à lady Harcourt. Elle avait goûté à la vengeance et à l’ambition comme Eve au fruit défendu, et comme Eve elle n’avait trouvé que cendres sous l’écorce tentatrice. Ce n’est pas à une femme d’autant d’esprit que Harcourt pourrait faire illusion ; ce n’est pas un cœur digne d’apprécier celui de George qui battrait à l’unisson de cet autre cœur vide et froid, tout acquis à l’égoïsme le plus abject et parfaitement incapable d’aucun élan généreux. Donc Caroline méprise son mari poliment, décemment, selon les lois de la plus stricte étiquette. S’en doute-t-il ? C’est possible, bien qu’il reste impénétrable. Aussi a-t-il dès longtemps renoncé à ses affectations de tendresse ; il a d’ailleurs tant d’affaires ! mais il paie en égards la soumission de Caroline et la bonne grâce avec laquelle la jeune femme joue son rôle dans l’œuvre commune. Elle semble même avoir conquis son estime, sa confiance au moins, puisqu’il n’hésite point, après un délai raisonnable, à prier George d’oublier le passé, de lui pardonner, de renouer leurs relations un moment rompues. Devons-nous voir là un simple trait de cet aveuglement commun aux maris et aux rois que Jupiter veut perdre ? Non, il y a autre chose, quelque obscur calcul que Harcourt a fait un jour, et qu’il s’est hâté d’oublier le lendemain pour n’en être pas gêné, mais auquel il conforme sa conduite. L’héritage, il y pense toujours. George est le plus dangereux des compétiteurs qu’il pût craindre ; c’est lui bien évidemment qui a les préférences secrètes du vieil oncle. George l’ignore peut-être, et tant mieux s’il l’ignore ! Harcourt, qui a deviné cette situation, n’en pourra que mieux tirer parti. Ainsi, par la cupidité de l’ambitieux magistrat, condamné à maintenir, sous peine de déchéance, un train de vie ruineux, se trouve amenée une situation éminemment périlleuse : c’est la rencontre de deux êtres qui se sont réellement, profondément aimés, et qui, après une rupture sur laquelle tous deux ont versé des larmes de sang, se retrouvent irrévocablement désunis, mais plus épris que jamais. Nous jouons volontiers en France avec ces cas réservés, et il n’est pas de romancier qui n’ait sur la conscience maint désastre conjugal aussi complet que possible. Il n’en est pas tout à fait de même chez nos voisins, et ce n’est pas sans précautions multipliées, on a pu déjà s’en assurer, que les conteurs anglais abordent ce terrain brûlant. Avant de laisser entrevoir, pressentir une chute aussi terrible, il faut voir comment ils l’expliquent, comment ils la motivent, quels soins ils mettent à