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la situation pénible qui lui est faite. Ennuyé de la jurisprudence, il voit d’un œil jaloux son ami Harcourt entrer dans la carrière politique. L’idée d’y arriver par la renommée que les lettres peuvent donner en un jour à un homme de talent vient se jeter à la traverse de ses premiers projets. Il croit se hâter vers le but ; il s’en éloigne au contraire chaque jour, dupe d’un mirage étrange. Caroline s’en doute et s’en alarme. Les visites que son fiancé lui fait de loin en loin sont troublées par leur dissentiment, qui s’aggrave sans cesse. Au blâme qu’il lit dans ses yeux ; et dont miss Baker lui transmet parfois l’expression fort adoucie, George répond par des reproches. Le mal dont elle se plaint, elle en est, à ses yeux, l’unique auteur. Il ne veut point reconnaître que si elle a peut-être poussé la prudence un peu loin, il a, lui, cédé trop vite aux conseils du découragement. Plus ferme, plus constant en ses efforts, il l’eût rassurée. Rassurée, elle se donnait à lui. La situation se complique et se tend. Le premier pamphlet de George Bertram a fait quelque bruit, mais à son détriment, car l’université d’Oxford, très susceptible en certaines matières, s’est émue du ferment irréligieux qu’elle a cru y remarquer. Au lieu de plier sous le blâme encouru, l’audacieux fellow, qu’aucune considération intéressée ne saurait retenir, jette un nouveau défi au docte aréopage. Son titre universitaire lui est retiré ; l’annuité temporaire attachée à ce titre disparaît du même coup, et si l’oncle Bertram, grand ennemi de la tyrannie cléricale, ne tenait à honneur de compenser par une pension du même chiffre celle que son neveu vient de perdre, qu’arriverait-il du jeûne philosophe ?

Les deux « dames » de Littlebath sont de plus en plus inquiètes. Caroline, pas plus que George, ne veut reconnaître ses torts. Sa meilleure confidente, Adela Gauntlet, qui subit en silence l’isolement auquel les lâches scrupules d’Arthur Wilkinson l’ont condamnée, prêche vainement à la belle orgueilleuse le dévouement soumis, l’abnégation sans limites, qu’à sa place elle saurait si bien pratiquer. Caroline s’évalue trop haut pour se donner si généreusement. Mal inspirée dans un moment de dépit, elle se plaint de son amant, non plus seulement à miss Baker ou à miss Gauntlet, mais à cet ami de George qu’il a eu la maladresse de lui présenter, et dont elle suit de l’œil avec admiration le rapide essor. Harcourt accepte naturellement avec toute satisfaction ce rôle de confident, si agréable et si profitable parfois en pareille circonstance. Il donne des conseils, il compatit aux douleurs ; bref, il intervient, tiers fort mal venu de George, dans ces querelles intimes qui n’admettent guère une pareille intrusion, et le jour arrive où, déjà mécontent, sinon jaloux, George croit deviner qu’une lettre de lui, lettre d’une nature toute confidentielle, lettre de reproches amers et presque injurieux, a été