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infime, incapable d’autres joies que celles dont se repaît la matière ; pour le présent, il s’abstint d’énoncer cette manière de voir. Ce n’est pas qu’il se gênât toujours vis-à-vis de son nouveau confrère ; mais lorsqu’il lui reprochait de n’avoir pas d’âme, Harcourt prenait la chose en riant. — Je verrai donc, lui avait-il déjà répondu, si décemment je ne m’en saurais passer. »

George, l’imprudent George, n’en conduit pas moins son ami à Littlebath, et le ramène, sinon converti, du moins ébloui par la beauté de miss Waddington, qui, nous devons l’avouer, devinant qu’on la soumet à une sorte d’arbitrage, a tenu à n’en pas sortir dépréciée. En toute occasion, nous la trouverons ainsi sous les armes. Elle sait le monde, et se conforme à ses lois sans trop de murmures, sans trop de regrets. Quand on lui raconte le secret de sa naissance, elle s’étonne purement et simplement que, voyant s’unir deux jeunes gens qui lui touchent de si près, le vieux merchant ne se montre pas plus généreux. Celui-ci, pressenti par miss Baker au sujet du mariage projeté, ne l’a ni désapprouvé, ni encouragé. « Le jeune homme a des moyens, la jeune personne a du caractère. Il peut, en travaillant, gagner sa vie. Elle est convenablement dotée. À leur aise ! a dit sans autre encouragement le rude vieillard. Et qu’ils ne s’abusent pas sur l’avenir ! ajoute-t-il. S’ils font entrer mon héritage dans leurs comptes, ils s’exposent à une grave déception… » L’oracle a parlé. Caroline, informée de sa décision, ne regarde plus comme suffisant le délai de quelques mois qui pesait déjà si fort à l’impatience amoureuse de George. C’est un an, deux au besoin, qu’il faudra savoir attendre. Vainement le pauvre fiancé lutte contre cette prudence qui le révolte. En toute déférence, avec une douceur inébranlable, sa bien-aimée se refuse aux risques qu’il lui veut faire courir. Sans s’être certainement donné le mot, elle et Harcourt sont précisément du même avis, à savoir que la misère ou même la gêne effarouche et tue l’amour. Peut-être ont-ils raison, mais pour peu qu’on aime, a-t-on raison si facilement, si obstinément ?

Blessé, mécontent, malheureux de cette lutte où sa dignité souffre comme son amour, le jeune avocat se lasse, se dégoûte du travail obstiné auquel il s’était voué gaiement en vue du bonheur prochain. Son patron le voit moins assidus. Les distractions de tout genre le trouvent moins rebelle. Il perd sa voie peu à peu, comme un navire en dérive. À quoi bon se dévouer en vain ? Non qu’il renonce à l’union projetée, non qu’il ait cessé d’y compter comme sur sa meilleure chance d’avenir, non qu’il songe à s’affranchir de ses engagemens ou à rendre à Caroline les promesses qu’il a obtenues d’elle ; mais dans cet esprit absolu, sans modération, sans tolérance, dans cette volonté fiévreuse qui va et vient par accès, qui manque de constance, de concentration, d’unité, il n’y a pas de quoi suffire à