Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

George pour son fiancé, Caroline avait fait entrer en ligne de compte la probabilité qu’un jour ou l’autre il hériterait du vieux Bertram ? Hélas ! il le faut bien, puisque le romancier n’a pas voulu laisser dans l’ombre ce trait de caractère, cette prudence calculatrice, désormais reconnue à beaucoup de jeunes filles dont toutes ne sont pas nées outre-Manche. « Elle sentait, dit-il tranquillement, qu’il serait mal à elle de s’engager à un homme hors d’état de la maintenir dans la sphère sociale où elle avait résolu de vivre, que cela serait mal pour lui autant que pour elle. Elle sentait qu’elle ne pourrait pas être la bonne femme d’un homme pauvre. Ce n’était pas le chemin qu’elle s’était promis de suivre. Ceci était un point-arrêté dans son esprit, et elle n’était pas assez faible pour se laisser déborder par un petit orage de sensibilité… Bertram lui plaisait, mais beaucoup, beaucoup l Elle n’avait jamais rencontré un homme qui lui plût à ce point. Il remplissait presque complètement les conditions de l’idéal qu’elle avait rêvé. Peut-être n’était-il pas assez concentré, assez réfléchi ; peut-être aussi était-il un peu trop enthousiaste. Les victoires de la vie appartiennent en général à des gens qui ne mettent pas de la sorte tout leur cœur dans tout ce qu’ils font, dans tout ce qu’ils disent ; mais il fallait compter que les années lui donneraient à cet égard quelques leçons salutaires. Au besoin, elle-même pourrait aussi les lui donner, ces leçons. Puisque George avait su tellement lui plaire, quelle objection à leur mariage, si, comme il y avait toute raison de le croire, il devait être l’héritier de son oncle ? »

Le colonel Bertram, à un autre point de vue, partageait cette espérance, et il n’avait pas négligé, entre deux plaisanteries affectueuses, d’appeler l’attention de son fils sur ce point fort essentiel ; mais là justement son habileté caressante avait échoué. Dans sa soif farouche d’indépendance, et aussi en vertu des légitimes susceptibilités qu’une âme désintéressée aime à faire respecter, George avait repoussé bien loin les insinuations paternelles. Même elles l’avaient un peu mis sur ses gardes, et sous peine d’encourir le mépris de son fils, — ce dont il ne se souciait nullement, puisque ce fils si généreux avait chance d’être un jour très riche, — le noble colonel avait dû renoncer à lui enseigner comment on capte un gros héritage.

Une belle scène est celle où George Bertram, de retour à Londres, prend la défense de son père contre son oncle, au risque de se brouiller à jamais avec l’irascible millionnaire. — Mais non ; plus le jeune étourneau hausse le ton, plus le vieillard, qui ne perd pas un instant son sang-froid ironique, semble, au fond, le goûter et le prendre en faveur. Il sait que George et Caroline se sont rencontrés à Jérusalem, il sait peut-être aussi un peu mieux que cela ; mais il ne laisse rien soupçonner, et George, de son côté, n’est pas pressé de lui confier leurs amours. Cet enfant terrible n’aime pas qu’on se mêlede