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abandonner ? Adela, son dévouement, son chaste et fidèle amour, sont dans un des plateaux de la balance, avec une pauvre dot de deux mille livres sterling. Dans l’autre, il y a la servitude, le dégoût d’une existence subie à contre-cœur, mais un bon revenu bien assuré, l’absence de soucis rongeurs, un état passif, mais commode. Il y a aussi, remarquerez-vous peut-être, la honte d’un contrat quelque peu entaché de simonie. Soit, mais il faut vivre : nécessité première qui domine toutes les autres dans les âmes non héroïques. Arthur se décide donc, et, fort triste, légèrement penaud, plus embarrassé qu’il n’oserait en convenir, il abdique à mots couverts, devant l’élue de son cœur, les droits qu’elle lui avait reconnus tacitement, et que, noblement obstinée, elle ne voudra pas reprendre, même après cette abdication humiliante pour tous deux.

Et George Bertram, que devenait-il ? L’impétueux jeune homme jouissait de sa liberté nouvelle. En attendant qu’il choisisse une carrière, — toutes sont ouvertes devant un double first d’Oxford, — incertain encore s’il sera général, évêque, lord-juge ou même premier ministre, George voyage. L’éducation brillante qu’il a reçue, il la doit à son oncle, un austère négociant, riche à millions, dur comme un sac d’écus, despote quand il rencontre l’obéissance, muet ou frondeur amer en face de l’indocilité. George au fond, malgré son indiscipline étourdie, a trouvé le chemin de ce cœur plus clos en apparence que le coffre-fort d’un avare : mais il ne peut guère s’en douter, et ne s’en doute pas effectivement, malgré les insinuations discrètes d’un bienveillant commis qui lui indique à chaque instant la voie à suivre pour s’assurer le splendide héritage du vieux merchant. « Cinq cent mille livres sterling !… un demi-million[1], cher monsieur George ! » lui répète à chaque instant avec un soupir le sage et mélancolique Pritchett ; mais notre étourdi n’y prend pas garde. Il est dans ce bel âge où les cœurs généreux dédaignent le culte de Mammon. Dût cette magnifique fortune ne lui coûter qu’une humble prière, il ne fléchirait pas le genou ; à plus forte raison n’entrera-t-il pas dans la maison de banque où son oncle voudrait le placer. Il n’entend être asservi ni par les bienfaits ni par les espérances, esprit entier et altier, confiant outre mesure dans sa force, et ne redoutant pas assez l’extrême mobilité qui atténue chez lui en grande partie ces facultés éminentes dont il ne sait ni régler ni concentrer l’emploi.

George voyage, nous l’avons dit, et il est en ce moment à Jérusalem auprès de son père. Soldat de fortune et diplomate de hasard, le colonel Lionel Bertram est aussi avenant, aussi gracieux, aussi séduisant que son frère est déplaisant, hargneux, rude à manier ;

  1. Un demi-million sterling équivaut à 12,500,000 francs.