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qui se couvrent d’une armure de fer, il reste à protéger cette armure elle-même par un nouveau système de construction contre les coups du canon Witworth[1].

Ce n’est pas tout que de fondre ou de construire les pièces de campagne, il faut les monter. Cette seconde partie du travail revient dans l’arsenal au royal carriage department. Là se fabriquent, outre les affûts de canon, les caissons, les chariots pour transporter les blessés. Qu’on se figure une suite d’ateliers, grands comme des églises, avec un monde de machines. Ici ce n’est plus tant le fer qui est le patient, c’est le bois. Une des forces de ce département réside dans les moulins à scie, saw-mills. Il y en a de tous les modèles, de toutes les grandeurs, depuis le ruban d’acier qui exécute les ouvrages les plus délicats et découpe le bois comme une dentelle jusqu’aux scies circulaires dont les dents pointues, recourbées, terribles, mâchent un tronc d’arbre et le dépècent avec un cri de rage. L’une de ces scies mérite surtout d’arrêter notre attention. Quelques marches m’avaient conduit à une plate-forme en planches qu’on pourrait comparer à la scène d’un théâtre : cette scène était vide. Mon guide me fit signe d’attendre et me dit à demi-voix : « Elle va venir. — Qui elle ? » Pour toute réponse, un énorme tronc d’arbre fut jeté en long sur la plate-forme. Un homme tourna un instrument de fer, puis je vis sortir d’une rainure pratiquée dans le plancher un disque d’acier armé d’un cercle de dents qui se découvraient une à une à mesure que le disque sortait de terre. Cette roue de métal s’avança, fondit sur la pièce de bois, la traversa et la coupa en deux sans ralentir sa marche, puis son œuvre faite, ainsi qu’un monstre qui vient de dévorer une proie, rentra sans remords dans sa tanière. Quand la scie eut disparu, je demandai à visiter l’antre dans lequel elle s’était cachée. Je descendis un escalier assez profond, et là je retrouvai dans l’obscurité cette chose à dents de requin, encore tiède des suites du massacre, et qui, même dans le calme, semblait animée comme d’un sentiment de haine.

L’assemblage de ces machines a quelque chose d’effrayant et de merveilleux. À première vue, l’homme se sent humilié devant ces créations de l’industrie, dont les forces supérieures insultent à sa

  1. Si je suis bien informé, le comité de l’artillerie n’est pas favorable à cette arme. Il se peut que, par de nouvelles études, M. Witworth, qui est un homme de patience et d’énergie, affranchisse son canon des défauts qu’on lui reproche. D’un autre côté, le vœu des officiers d’artillerie anglais que j’ai consultés est qu’il surgisse un troisième inventeur assez habile pour combiner les avantages du canon Armstrong avec ceux du canon Witworth, et pour tirer parti des deux systèmes en les simplifiant. Après tout, le champ est ouvert, et l’état n’épargne aucun sacrifice pour favoriser les améliorations en ce qui touche les armes a feu. Depuis 1852, il a été donné ou remboursé aux particuliers qui avaient fait des expériences d’artillerie la somme considérable de 72,769 livres sterling.