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acres de terrain que couvrent des ateliers gigantesques, des chantiers, toute sorte de théâtres d’industrie. Pour éviter la confusion, je diviserai cette Babel en trois départemens distincts : la manufacture de canons, royal gun factories, qui est sous les ordres du colonel Eardley Wilmot, — le royal carriage department, où l’on fait les voitures, les caissons, les affûts, et à la tête duquel se place le colonel Tulloh, — enfin le laboratoire, royal laboratory department, où se préparent les munitions de guerre, et que dirige le colonel Boxer.

Autrefois une des merveilles de l’arsenal était la fonderie de canons construite par Vanbrugh, et qui, couronnée d’une sorte de clocheton, s’élève sur la gauche à quelque distance de la principale entrée : je dis autrefois, car, par le progrès qui court, la fonte des canons est presque aujourd’hui de l’histoire ancienne. Il y a deux ans, j’assistai à ce spectacle, l’un des plus émouvans que puisse offrir l’industrie. Dans l’une des trois fournaises, qui peut contenir, dit-on, 18 tonnes de métal, on entendait le bronze bouillir avec un rugissement sourd semblable à celui d’une mer en colère. Un moment solennel était celui où l’on tournait le robinet du récipient dans lequel grondait le métal fondu[1]. La masse liquide et étincelante de blancheur descendait alors comme un ruisseau d’argent dans une sorte de fosse où elle remplissait les moules des canons et des obusiers, laissant partout sur son passage des traces d’incandescence. À la vue de ces fureurs du feu, je ne m’étonnais plus que le vieux Milton eût placé dans son enfer le berceau de l’artillerie. Dans l’intérieur des moules qui rougissaient, et à la surface desquels courait une sorte de flamme irritée, le métal captif prenait la forme qu’on voulait lui imposer. Il fallait deux jours avant que le nouveau-né se refroidît et se laissât toucher par la main de l’homme. On brisait alors les moules et on envoyait le canon ou l’obusier dans d’autres divisions de l’arsenal. Là on le dépouillait de sa tête de mort, dead head[2]. Trois quarts d’heure suffisaient pour dégrossir le canon et le réduire à la taille qu’il devait avoir. Il passait ensuite par les mains d’autres ouvriers et, si je puis ainsi dire, par les mains d’autres machines. À environ 100 mètres de la grille d’entrée, vous étiez introduit dans un atelier où un certain nombre de corps jaunes et ronds tournaient lentement sur leur axe : c’étaient les canons à différent états de développement. Quand

  1. Je ferai observer en passant la tendance des ouvriers anglais à donner aux machines et aux opérations de l’industrie les noms des animaux. Ils appellent sow le creuset, et pig le métal qui s’élance de ce réceptacle. Sow est le nom anglais d’une truie, pig signifie un cochon. Une partie de l’instrument qui sert à déplacer les canons d’un endroit à un autre est désignée par le mot de crabe (prab). Il y a aussi le singe, monkey, qui joue un rôle dans le transport des fusées.
  2. On appelle ainsi une masse de fer qui, à la sortie des moules, dépasse de près d’un tiers la longueur qu’on veut donner à ces armes de guerre.