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Sarti[1]. Lorsque l’expédition de Chine fut décidée par le gouvernement, nous reçûmes la visite de notre correspondant, qui arrivait de Rome, et que nous voyions pour la première fois. Il nous parla du long voyage qu’il allait entreprendre et du plaisir qu’il aurait à nous adresser les observations qu’il pourrait faire dans un pays aussi curieux que la Chine. En acceptant avec reconnaissance cette offre gracieuse, nous priâmes la personne qui se mettait ainsi à notre disposition de vouloir bien porter toute son attention sur la musique des Chinois. Quelques explications sont ici nécessaires.

On s’accorde à croire que la plupart des peuples de l’Orient possèdent chacun une gamme différente de celle qui nous est familière en Europe depuis la chute de l’empire romain. Les Indiens, les Arabes, les Persans, les Mongols, les Chinois admettent dans la série des sons élémentaires qui forment la base de leur tonalité des intervalles plus petits ou plus grands que ceux qui entrent dans nos deux seuls modes : majeur et mineur. Les Chinois par exemple posséderaient une gamme qui correspondrait à celle, que nous pourrions construire en partant de la note fa jusqu’au mi supérieur, et sans le si bémol, en sorte que dans cette gamme singulière, au moins, pour nos habitudes, il n’y aurait qu’un seul demi-ton, celui du troisième au quatrième degré étant supprimé.

Sans vouloir entrer aujourd’hui dans une discussion qui nous mènerait trop loin, nous nous permettons seulement de dire que nous ne sommes pas disposé à croire à l’existence pratique de ces prétendues gammes, et qu’il pourrait bien y avoir là un immense malentendu historique. Par des raisons philosophiques dont quelques-unes ont été déjà exposées ici même, nous sommes porté à croire que la théorie de l’art musical chez les peuples de l’Orient, comme chez les anciens Grecs et pendant notre moyen âge, renferme des subtilités doctrinales dont l’art vivant n’avait point à s’occuper. En un mot, nous pensons que, s’il existe réellement des chants populaires et religieux contenant des intervalles ou des accens mélodiques qui blessent nos habitudes et s’éloignent de la tonalité européenne, ce sont là des faits curieux de la sensibilité qui se perpétuent par la tradition, mais qui n’ont pas leur raison d’être dans un principe général de la nature humaine. Nous n’ignorons pas que cette manière de voir pourra fort étonner ceux de nos lecteurs qui sont au courant de la question que nous soulevons ; mais aussi, nous émettons cette opinion comme un a priori de notre esprit, sans prétendre l’appuyer par des faits contraires à ceux qui sont généralement admis par les historiens de la musique, principalement par M. Fétis.

La première chose donc que nous avons recommandée à l’attention de notre correspondant, c’est d’examiner la gamme, la tonalité surtout, de la musique des Chinois, « Ne vous occupez pas de la théorie exposée dans les livres, lui avons-nous dit, écoutez les chants populaires et les morceaux que les gens du métier pourront exécuter devant vous, et rendez-vous bien compte de la sensation physique que vous en éprouverez. Assurez-vous si les musiciens chinois ont conscience des effets qu’ils produisent, analysez ces effets, et veuillez nous dire s’ils vous paraissent appartenir à une échelle différente de notre gamme européenne. »

  1. Revue du 1er janvier, 15 août 1854, 1er et 15 août 1855, 15 avril et 1er juin 1856.