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Elle n’a plus qu’à mourir, comme une autre jeune fille trompée qui a laissé sa légende dans le pays, et dont l’histoire obsède son esprit. elle n’est retenue et sauvée que par l’instinct maternel qui s’éveille ; mais elle est obligée de fuir de village en village, pressée par la faim, mettant son fils au monde dans la misère et dans les larmes, cherchant à travailler et ne le pouvant, luttant enfin avec une candeur singulière. Elle finit par se résoudre à revenir dans son pays, et là, par des miracles d’honnêteté et de travail, elle parvient à désarmer tous les préjugés, à se faire estimer et aimer, jusqu’au moment où elle meurt, frappée au cœur par la mort de son fils, qui était soldat. Celui qui l’avait séduite, et qui la croyait morte depuis longtemps, arrive pour assister à ce deuil, devant lequel s’arrêtent ses réparations tardives.

Le fond de l’histoire vaut mieux que le cadre, disais-je. Le jeune comte Franz de Sugny, qui a ouvert le drame et qui reparaît grisonnant, est un personnage qui a des emphases vulgaires et les attitudes mélodramatiques d’un don Juan converti. Le caractère de Véronique a seul de l’intérêt sans être d’une nouveauté bien frappante. Dans le récit de cette destinée de jeune fille, il y quelques pages vraies, humaines et d’une touchante simplicité, et par une singularité remarquable c’est la partie la mieux écrite de l’histoire de M. Eugène Muller. Le style de l’auteur semble regagner par la simplicité une correction qu’il n’a pas toujours ; il s’engage dans des figures étranges et dans des défilés fort scabreux. Un personnage dira : «…Vous paraissez goûter la vie, vous, moi, je m’y ennuie… — Il n’y a qu’un amour sur lequel je n’ai pu jamais mettre le cœur… — Ne sentant pas en moi la force grande nécessaire à ce labeur de Sisyphe… » Franz de Sugny, pour dépeindre son oncle, a un luxe de couleurs réalistes qui feraient envie à M. Champfleury ; il le compare à un agaric collé à un chêne, à une de ces fongosités qui, par une certaine macération, se transforment en amadou, » et il ajoute aussitôt, dans une langue baroque : « De celle à faire subir a mon oncle-agaric s’est chargée et se charge encore quotidiennement demoiselle Eulalie, etc…" Ce qu’il faut remarquer au surplus, c’est que ces façons d’écrire, ne sont point particulières à M. Eugène Muller ; elles se retrouvent dans beaucoup de ces récits du temps et même dans ceux auxquels on fait parfois de capricieux accès. Il semble que dans le roman la correction et la pureté de la langue ne soient qu’un bagage incommode, un lien importun pour le génie de nos inventeurs contemporains. Et cependant, quand la langue s’obscurcit, se surcharge et devient incertaine n’est-ce point le signe de l’obscurité, de l’indécision et de la faiblesse de la pensée ?

Ainsi se succèdent les romans qui fleurissent aujourd’hui comme ils fleurissaient hier, comme ils fleuriront demain ; moisson périodique et toujours nouvelles d’inventions, de contes, de récits, qui offrent moins une large et forte image de la vie contemporaine que des reflets, des mirages, des fragmens inachevés. Quand l’été s’avance, on secoue les arbres, et les fruits tombent pressées sur le sol ; parmi ces fruits, il en est de bons et de savoureux qui sont arrivés à une heureuse maturité ; il en est un plus grand nombre qui déjà sont à demi gâtés et perdus ; quelques-uns, avec des apparences magnifiques, ont cette piqûre, ce point noir qui dénote le germe de la corruption intérieure : ils ressemblent aux fameuses pêches à quinze sous