Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vite, nous disait le pauvre frater, je recevais des coups de bâton. » Parmi ces têtes, il y en avait que le barbier avait rasées la veille et qu’il reconnut. L’opération terminée, les Arabes lui avaient donné une galette, six dattes, et l’avaient envoyé rejoindre les autres prisonniers. Plusieurs mois se passèrent ensuite en marches sous un ciel ardent, sur des routes désolées. Enfin le camp fut assis sur les bords de la Malouïa, théâtre prochain d’un drame terrible qu’il faut laisser raconter au digne frater.

« Abd-el-Kader était parti pour aller je ne sais où ; nous étions confiés à Mustapha-ben-Thami[1], beau-frère de l’émir, homme dur et méchant. Depuis plusieurs jours, je remarquais des allées et des venues ; les prisonniers remarquent tout. Je communiquais mes appréhensions à deux de mes compagnons, car la figure de nos gardiens n’annonçait rien de bon, et nous convînmes de chercher à nous soustraire par la fuite au sort qui nous attendait. L’un appartenait au train des équipages, l’autre était un soldat du bataillon. Notre projet bien mûri, nous attendîmes une occasion favorable, qui ne tarda pas à se présenter. Tous les officiers étaient allés à une fête voisine, et les Arabes étaient occupés à empiler autour de nous des broussailles desséchées ; nous étions loin de nous douter dans quelle intention. Au moment où ils couraient de tous côtés pour chercher de l’herbe, mes deux camarades et moi, avec des galettes dans nos capuchons, nous primes notre volée sans être aperçus comme la nuit commençait à tomber, et nous courûmes nous cacher dans les roseaux qui bordent la rivière. Il n’était que temps. À peine étions-nous établis dans notre cachette, qu’une vaste lueur éclaira l’horizon, puis éclata une fusillade affreuse, qui n’était couverte que par les cris des victimes que l’on immolait. Cela dura vingt minutes, puis tout rentra dans le silence. Bien cachés, nous remerciâmes Dieu de nous avoir fait échapper à une mort imminente. Le massacre était consommé ! Soudain nous entendîmes craquer les roseaux autour de nous : c’étaient des Arabes qui venaient laver dans l’eau leurs mains ensanglantées. Quand ils se retirèrent, nous étions bien sauvés. »

Le seul cependant qui survécut à cette nuit terrible, ce fut le frater ; ses compagnons, troublés par la peur, se noyèrent dans une rivière que le barbier put traverser à la nage. Après ce dernier incident, quatre jours de marche l’avaient enfin conduit, haletant et affamé, dans le champ d’orge où nous l’avions recueilli.

  1. Abd-el-Kader, qui vient de donner au monde un si bel exemple à Damas, n’a jamais trempé dans l’horrible exécution de la Malouïa. Le coupable est Mustapha-ben-Thami, son beau-frère. Quand je vis l’émir dans sa prison à Toulon, le colonel Daumas, me montrant Ben-Thami, me dit : « Ne faites pas attention à cet homme ; c’est le bourreau de la Malouïa. » Sa figure était vraiment repoussante.