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plus cruelles que l’acier, qui ne manqueraient pas de lui percer le cœur, s’il était assez imprudent pour se montrer de nouveau à la cour d’Arthur. Là, il n’est pas une dame qui ne le regardât avec un sourire malicieux, pas un chevalier pour lequel il ne fût un thème d’excellentes plaisanteries. Avec Jacques, il est en sûreté ; c’est un compagnon qui n’entend rien aux raffinemens de la méchanceté et aux délicatesses de la cruauté mondaine. Ils partent donc ensemble pour leurs pèlerinages, et vont à petites journées, visitant d’abord les contrées les plus voisines, l’Angleterre, les Pays-Bas ; puis, s’enhardissant davantage, ils se décident à voir l’Italie, la Grèce, l’Orient, l’Espagne. En route, ils furent rejoints par un singulier personnage, un ermite bavard, pieux et batailleur, un chapelet dans une main, une rapière dans l’autre. Ce personnage, sur la demande de Merlin, raconta son histoire, laquelle était très compliquée. Il avait eu des fortunes bien diverses, et partagé, fort à contre-cœur, des mœurs très différentes. Né de parens presque païens dans un petit bourg de cette province lyonnaise qui fut le foyer du christianisme naissant dans les Gaules, élevé dans la nouvelle religion par les soins des administrateurs romains, il fut plus tard le secrétaire d’un roi barbare qui le joua et le perdit. Pauvre serf latin, son existence fut un perpétuel miracle, et lui-même avouait qu’il n’avait fallu pour la lui conserver rien moins que la protection du Christ. Un jour, après avoir erré de lieux en lieux, il revint dans son pays natal. Tout était dévasté. Il entra dans un monastère qu’on venait de piller ; il y trouva quelques feuilles de parchemin, et, pour tuer le temps, il se mit à écrire d’une main incorrecte les souvenirs de sa mémoire confuse, affaiblie et hallucinée par les privations. Vous reconnaissez ce personnage à l’existence compliquée : c’est Mgr Turpin, le génie des légendes, l’historien crédule dont le divin Arioste pillera si gaiement les souvenirs. Tous trois, Merlin, Jacques Bonhomme et Turpin, voyagèrent quelque temps de compagnie ; mais Merlin ne jouait pas de bonheur, et ses amis ne lui furent guère plus fidèles que Viviane. Turpin l’abandonna dès le voyage d’Italie, et Jacques Bonhomme, qui est badaud de sa nature, s’étant arrêté, un jour qu’il avait congé, devant un théâtre de funambules, oublia son maître, qui n’entendit plus parler de lui jusqu’à l’époque de son séjour dans le tombeau. Dans cet abandon ridicule de Merlin par Jacques, M. Quinet a symbolisé ingénieusement la bassesse de la littérature populaire française, la séparation radicale qui s’est opérée en France entre les lettrés et le peuple, la fragilité des rapports qui ont toujours existé chez nous entre le génie et l’esprit populaire. Jacques, au fond, a toujours aimé le génie plus par vanité que par affection ; il le suit sans maugréer, mais avec une complaisance indifférente ; il