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cette passion sérieuse et ce don libre et fier de soi qui caractérisent l’amour d’Égérie pour le génie italien, encore moins la frénésie violente et la tendresse emportée de la nature pour les races barbares. Non, Viviane n’a rien ressenti de tout cela pour Merlin. Elle le rechercha, il est vrai, parce qu’il était puissant, et qu’elle pouvait s’honorer d’une telle conquête. Elle ne se souciait pas de l’aimer, mais il était beau de pouvoir dire qu’elle avait été aimée par Merlin, et il était glorieux de pouvoir dire qu’il s’était perdu pour l’amour d’elle. Elle eut pour lui des sourires, des coquetteries, des flatteries perfides ; puis, lorsqu’elle eut atteint son but à force de manœuvres et de manéges, elle éveilla de son rire sonore tous les échos des bois comme pour inviter tous leurs hôtes à rire avec elle du méfait qu’elle avait commis. Venez, renards rusés, merles railleurs, et vous aussi, loups poltrons ; vous n’avez plus à craindre que le grand enchanteur épie vos ruses, surprenne vos secrets et dénonce vos méchancetés. Et Merlin qui prophétise dans le tombeau, quel plus bel emblème du génie idéaliste de la nation française ! Séparé de la nature, privé de la lumière du jour, il se sent plus libre que lorsqu’il marchait sur la terre ; il se sent davantage un pur esprit, une âme immortelle : la servitude du corps lui conquiert la liberté de l’âme.

M. Quinet n’a pas voulu accepter la donnée de la vieille légende, comme trop injurieuse sans doute pour le caractère de son héros, et cependant il a été obligé de reconnaître qu’elle contenait une part de vérité. Il avoue que l’amour de Viviane pour Merlin a été passionné et profond, mais il constate que cet amour n’a duré qu’un instant. Nous consentons néanmoins à accepter la légende telle que M. Quinet l’a transformée comme une explication vraie des rapports du génie français avec la nature, pourvu qu’il nous accorde que cette passion fut surtout l’espérance d’une étroite et indissoluble union qui ne put jamais se réaliser. Ce fut un printemps auquel nul été ne devait succéder. Viviane et Merlin s’aimèrent beaucoup moins qu’ils ne se promirent de s’aimer. Je crois qu’on peut fixer en toute assurance le moment le plus radieux de cet amour qui vécut de promesses réciproques à cette époque qu’on peut appeler une première renaissance, et où toute l’Europe devint subitement sonore (XIIe et XIIIe siècles). Si vous observez attentivement Viviane et Merlin pendant cette période, vous verrez que leur amour a tous les caractères du printemps qui s’éveille : concerts d’oiseaux, murmures de sources, tendres verdures des premiers bourgeons, fanfares de cor vibrantes, mais rapides comme un appel aux forces profondes de l’âme qui sommeillent encore. Ce ne fut donc dans tous les sens qu’une période de promesses : promesses d’héroïsme, promesses d’amour et de poésie qui nous enchantent et nous ravissent comme l’espérance