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Alors on le vit se renfermer dans un sombre mutisme, d’où il ne sortait que pour laisser tomber de ses lèvres des proverbes et des sentences, résultat d’une sagesse chèrement achetée. Le vieux barde, trompé dans ses espérances et ses prophéties, trahi par son propre génie, qui lui avait soufflé traîtreusement des promesses qui ne s’étaient pas réalisées, apaisé par l’âge, touché par le christianisme et mal converti cependant, se plaisait alors à refaire dans son jargon barbare, sous une forme obscure, et non sans originalité, les vers dorés de Pythagore et les poésies gnomiques des Grecs. Un pareil professeur, s’il eût été plus jeune, eût été fort dangereux ; mais dans l’état d’âme où il était alors, il ne pouvait plus donner à son disciple que des conseils de sagesse et de résignation. Faut-il même le dire ? un certain désenchantement et une secrète amertume se glissaient dans ses leçons, et on ne pourra s’en étonner si l’on veut bien se souvenir que la terre et le ciel étaient perdus pour lui. Depuis longtemps déjà, les druides qui l’avaient initié aux mystères des forêts sacrées avaient perdu le ciel, et les bardes ses compagnons, aujourd’hui vieillissans et mendians, étaient en train de perdre la terre.

Voilà le personnage de Taliesin tel que je le conçois à l’époque où Merlin fut envoyé près de lui : druide désenchanté, barde vieillissant, et transformé par le fait de l’âge en professeur de morale. Je le reconstruis beaucoup plutôt d’après mes souvenirs historiques et ma propre imagination que d’après le livre de M. Quinet, car je regrette que le poète-critique qui a si bien le sentiment de nos origines, et qui à plusieurs reprises a exprimé le regret de la trop brusque disparition de l’élément celtique dans notre histoire, ait passé trop rapidement sur ce curieux personnage et ne nous ait présenté que sa silhouette. Aucune des leçons de Taliesin n’a été perdue pour Merlin ; j’aurais voulu que M. Quinet nous le fit sentir davantage. Ainsi le désenchantement de Taliesin confirma Merlin dans la pensée d’abandonner les anciens dieux, car ce désenchantement n’était mêlé d’aucune espérance et exprimait moins un regret passionné que l’abattement d’une âme qui sent que tout est fini irrévocablement. Ce désenchantement voulait dire : « La douleur n’est que pour moi qui suis vieux ; vous qui êtes jeune, pourquoi la partageriez-vous ? Je suis triste parce que les maîtres que j’ai servis ne reviendront plus, mais vous qui ne les avez pas connus, mon fils, n’héritez pas de ma tristesse. » Taliesin apprit à Merlin les vingt-cinq mille vers des Triades, et c’est de là peut-être que lui est venu le goût de la poésie didactique, sentencieuse, raisonnable, que l’enchanteur a toujours gardé depuis et qu’il a exprimé sous tant de formes ; de là aussi sa médiocre aptitude à s’exprimer par images, car, pourquoi ne pas le dire ? Taliesin avait un très faible sentiment de la nature, et il