Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/180

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le sort d’Actéon et sans craindre de voir se déchaîner contre moi la meute redoutable des molosses de la critique ? » Les vœux de M. Quinet ont été accomplis, et les regards favorables des déesses l’ont prémuni contre les dangers qu’il redoutait. La meute restera calme, et il n’y aura pas de morsures ; peut-être quelques jappemens, mais est-ce acheter trop cher l’honneur qu’il a sollicité ?

Voilà l’originalité littéraire du nouveau livre de M. Quinet. La tentative était difficile et laborieuse, et cependant ce n’est là que la première des deux entreprises qui ont donné naissance à Merlin l’Enchanteur. Une seule audace n’a jamais suffi au courage de M. Quinet, et cette fois il avait résolu de se mesurer avec des bataillons d’idées, ainsi que nous l’avons déjà dit. En vérité, quand je vois de si nobles et si courageuses audaces, je ne me soucie plus de savoir quel sera leur sort, si elles seront heureuses ou malheureuses ; je les applaudis quand même. Je me rappelle le mot de Montaigne sur le style de Lucrèce : « C’est mieux que bien écrire, c’est bien penser, » et j’ai envie de dire en changeant légèrement le mot : « C’est mieux que bien parler, c’est bien agir. » L’entreprise philosophique de M. Quinet, pour être jugée selon sa vraie portée, doit être examinée non dans son résultat actuel par l’œuvre que nous avons sous les yeux, mais en elle-même et dans son principe. Le livre serait mauvais que la tentative resterait belle et digne de toute sorte de louanges. En admettant que Merlin l’Enchanteur ne fût qu’un programme de l’entreprise conçue par M. Quinet, il vaudrait encore la peine d’avoir écrit ce programme, et il restera à M. Quinet, quel que soit le jugement qu’on porte sur son livre, l’honneur de l’avoir écrit. Merlin l’Enchanteur est un essai d’histoire idéale. Expliquons ces mots : ils en valent vraiment la peine, et un jour, qui peut-être n’est pas loin de nous, ils serviront de formule magique à quelque grand esprit qui en aura pénétré le sens pour se faire ouvrir une des portes innombrables derrière lesquelles la vérité aime à se réfugier. Il y a une histoire idéale qui n’a jamais été écrite, et dont les documens existent dans le cœur et dans l’âme de l’homme : histoire invisible, intangible, qui est pourtant la seule vraie, la seule belle, la seule vivante, et dont l’histoire prétendue réelle n’est que l’apparence et le reflet. Ces faits si animés et si émouvans, ces révolutions si tragiques, ces personnages si passionnés que nous présentent comme en un panorama magique les annales de notre race ne sont pourtant que les ombres et les fantômes de réalités invisibles. Ce que nous appelons notre histoire n’est, à proprement parler, qu’une succession d’ombres qui se projettent sur un mur mal blanchi, qu’une succession d’images reflétées dans une eau qui fuit en renouvelant la couleur de ses ondes, et qui n’est pas toujours lu-