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couvraient de grands espaces, occupés aujourd’hui par les jungles et habités par des troupeaux d’éléphans, enfin que les milliers d’étangs et de lacs artificiels dont parlent les chroniques existaient en réalité. Les relations des voyageurs chinois concordent parfaitement à cet égard avec le poème national, et les ruines sont encore là qui témoignent de cette splendeur inouïe. Et cependant, à l’exception de quelques savans qui aiment à remuer la poussière des vieux manuscrits, notre génération se doute-t-elle que cette petite île, renommée seulement pour ses épices, ait eu un tel passé ? On ne peut se défendre de quelques réflexions philosophiques sur les destinées des grandes nations et des grandes choses, quand on voit la petite place que tiennent dans la mémoire des hommes les prodiges que nous venons d’exhumer. Avec notre civilisation orgueilleuse, nous ne faisons rien qui n’ait été accompli avant nous sur cette antique terre d’Asie. Si l’on veut ne comparer que les œuvres matérielles, où les progrès de la science et de la mécanique sembleraient devoir nous donner tant d’avantages, Phrakrama, à lui seul, a remué et entassé plus de pierres dans ses palais et dans ses temples que nous ne pourrions en compter dans tous nos monumens ; il arrosait ses terres en creusant des lacs, il les drainait en pratiquant des canaux. C’est ainsi qu’il maîtrisait et maniait la nature. Nous pouvons nous extasier complaisamment devant la supériorité de notre civilisation européenne ; mais il se passera encore une longue série d’années avant que l’île de Ceylan, gouvernée et cultivée sous la domination anglaise, atteigne de nouveau le degré de prospérité et le chiffre de population où elle était arrivée dès le XIIe siècle, sous le règne de Phrakrama.

La décadence avait commencé pour Ceylan lorsque les Portugais y apparurent pour la première fois en 1505. Les débiles successeurs de Phrakrama n’avaient point su maintenir l’ordre intérieur ; ils avaient vu à plusieurs reprises descendre sur leurs rives non-seulement les Malabars, mais encore les Arabes et même les Chinois, dont les escadres dominaient dans l’Océan-Indien. La religion avait cessé d’être honorée. Ceylan s’offrait donc comme une proie facile à la conquête européenne. En 1505, une escadre portugaise fut expédiée de Goa pour croiser contre les navires arabes qui faisaient le commerce entre Sumatra et le Golfe-Persique. Les courans la poussèrent vers la côte de Ceylan, et elle entra dans le port de Pointe-de-Galle, où plusieurs bâtimens arabes se trouvaient alors occupés à compléter leurs chargemens de cannelle et d’éléphans. Les Arabes, se voyant pris, imaginèrent de dire à l’amiral portugais que ce port était la résidence habituelle du roi de Ceylan, qu’ils étaient chargés par ce souverain de lui proposer un traité d’amitié et de