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fut réduit à prendre un emploi chez ces bandes nomades qui transportent leurs tréteaux de village en village. On comprend qu’une telle existence fit succéder à ses illusions le plus cruel désenchantement. Dire les privations, les dégoûts qu’il eut à endurer serait chose impossible. Un jour que dans un lieu sauvage il errait seul et désolé au milieu des rochers et des bruyères, il crut entendre une voix intérieure qui lui annonçait la mort de sa mère et lui ordonnait de retourner au village. Il part, traverse la Hongrie, et arrive à Szalonta exténué de faim et de fatigue. Sa mère vivait encore, mais elle mourut peu de temps après. Le jeune vagabond, avec son imagination inquiète, vit dans ce malheur une punition de la Providence ; c’était le châtiment que Dieu lui infligeait pour avoir quitté le toit paternel et couru de folles aventures. Il jura dès lors de renoncer pour toujours aux rêveries décevantes. Son père était âgé, infirme, presque aveugle ; il résolut de se dévouer à lui sans réserve. Adieu les espérances de gloire ! adieu l’art, la poésie, le théâtre, tout ce qui avait enivré sa jeunesse ! Adieu même la pratique silencieuse des lettres ! Il redoutait comme une amorce perfide les douces jouissances de l’esprit, il craignait d’être encore entraîné loin du cercle où s’enfermait sa volonté. Pendant trois ans, il enseigna la grammaire latine dans l’école protestante de Nagy-Szalonta. Nommé en 1840 second secrétaire du comitat, il se maria peu de temps après, et, occupé tout le jour des devoirs de sa charge, attaché à son foyer par les liens les plus doux, il se croyait pour toujours à l’abri des tentations qui l’avaient égaré autrefois. La maladie, — c’est ainsi qu’il appelait ses ambitions poétiques, — la maladie était vaincue et radicalement extirpée. Il se trompait : chez celui qui est né poète, la maladie est incurable. La tentation si consciencieusement éloignée reparut bientôt sous les traits d’un ami de collège, M. Stephan Szélagyi, qui travaillait alors à un grand ouvrage philologique pour l’académie hongroise. En écoutant les confidences enthousiastes de M. Szélagyi, comment le jeune poète n’aurait-il pas senti se réveiller l’enthousiasme de ses premiers désirs ? C’est en 1842 que M. Jean Arany avait donné l’hospitalité à son savant condisciple ; cinq ans après, la société Kisfaludy décernait un prix extraordinaire à la plus importante de ses compositions poétiques.

Ce poème, intitulé Toldi, est le remaniement très habile, très ingénieux d’un vieux récit populaire versifié au XVIe siècle par un certain Pierre Illosvai. Le sujet ne manquait pas d’à-propos à la date où il fut composé ; je ne sais s’il méritait bien d’être repris par un poète de nos jours. Le Toldi du XVIe siècle est une personnification du peuple hongrois ; c’est le Jacques Bonhomme des bords du Danube. Vigoureux, énorme, intrépide, d’une simplicité extrême, d’une patience angélique, ce bon géant est longtemps victime de