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jockeys, des danseuses d’opéra, ou bien encore avec de misérables pique-assiettes qui se soumettent très humblement aux plus triviales facéties pour faire accepter leur présence… C’est une chose caractéristique, ajoute l’écrivain, qu’on trouve encore un de ces pauvres diables dans presque toutes les grandes maisons hongroises, espèce de fous de cour, logés, nourris, habillés par le châtelain, à la condition de faire rire les hôtes et de subir à toute heure les mystifications de chacun. » Cette invective du critique hongrois ne me paraît point équitable : dans tous les pays du monde, il y a de ces dandies et de ces hobereaux, M. Kertbény oublie d’ailleurs que la noblesse magyare a gardé à travers ces goûts frivoles de plus nobles instincts. Sans remonter jusqu’à Nicolas Zrinyi, à Mathias Corvin, il suffit de rappeler la part que tant de magnats ont prise et prennent encore à la résurrection de la littérature nationale. C’est un gentilhomme hongrois, Alexandre de Kisfaludy, qui le premier a remis en honneur la langue et la poésie des ancêtres. Toutes les sociétés, toutes les académies qui entretiennent l’ardeur des intelligences, celles qui ont couronné Vörösmarty, qui ont encouragé Petoefi, qui ont admis Jean Garay dans leur sein, par qui donc ont-elles été instituées ? par qui sont-elles soutenues ? Par les plus grands noms de la noblesse hongroise. Dans le pays des Kisfaludy, des Tékéli, des Szecsényi, on ne peut reprocher aux classes supérieures d’être hostiles ou indifférentes aux travaux de la pensée. Ceux à qui s’adressent les reproches de M. Kertbény sont des Hongrois-Allemands, des Magyars-Autrichiens, et l’on peut juger par cet exemple de l’influence que la cour de Vienne exerçait jadis sur les magnats, quand ils oubliaient les traditions de leur pays. Non, la misère et la mort de Jean Garay ne sauraient être imputées sans injustice à la société hongroise. Dès que ce malheur fut connu, une vive émotion saisit tous les cœurs d’élite : des souscriptions furent ouvertes ; d’un bout du pays à l’autre, même dans les plus petites villes (et ce fait prouve assez combien le nom de Jean Garay était vraiment populaire), on organisa des concerts, des représentations théâtrales, des quêtes à domicile pour procurer des secours à la femme et aux enfans du poète. On ramassa ainsi une somme qui dépassa 30,000 francs. La somme n’est rien, c’est l’élan des âmes qu’il faut considérer ; le denier du pauvre et l’offrande du riche s’étaient fraternellement unis. La Hongrie entière (je ne parle pas des marchands grecs et juifs) acquittait sa dette de reconnaissance envers l’auteur des petites épopées nationales.

Acquittons aussi la dette de la critique, et rendons à Jean Garay le rang qui lui appartient. Plusieurs écrivains hongrois, essayant d’assigner des places aux poètes modernes de leur pays, ont fait tort,